Notego - Fantasy Romance
Leonie est coincée dans un roman qu’elle n’a même pas terminé... et évidemment, elle n’est pas l’héroïne, mais un simple réservoir de sang jetable, destiné à nourrir un duc au regard glacial. Son destin ? Se vider de son hémoglobine, … plus
Bam !
Un fracas retentit lorsque la porte s’ouvrit violemment. Je n’eus même pas besoin de lever les yeux pour deviner qui venait d’entrer dans le salon.
Deon de La Rothe Kirbentia. L’empereur en titre, et le maître de la maison ducale dont j’avais réussi à m’extirper de justesse.
“Où l’as-tu cachée ?”
Sa respiration, rauque et saccadée, résonnait à mes oreilles.
“Je ne vois pas de quoi vous parlez.”
“Vraiment ? Dans ce cas, tu n’auras rien contre le fait que je fouille cette demeure.”
Par chance, j’étais dissimulée dans l’armurerie, tapie à l’une des extrémités du salon. Retenant mon souffle, je pressai mon visage contre la porte du réduit.
Dès qu’il quitte la pièce, je me jette par la fenêtre.
Mais alors qu’il semblait sur le point de retourner la maison entière, un silence pesant s’installa brusquement. Plus aucun bruit ne filtrait de l’extérieur.
Prudemment, j’entrouvris la porte pour jeter un œil.
Est-il parti ?
Un éclat d’acier fendit soudain l’air, transperçant le plafond au-dessus de moi.
Un frisson me traversa l’échine. Sous le choc, je perdis l’équilibre et basculai en avant.
Dès le départ, mon erreur fut de tenter de me rattraper à ces planches pourries. La porte, vermoulue par le temps, céda sous mon poids, s’effondrant sans résistance, et la serrure, pourtant soigneusement verrouillée, sauta dans un bruit sec. Je roulai hors du réduit, entraînant dans ma chute lances, flèches et fourreaux. Le silence tomba.
Deon, une épée en main, me fixait de son regard acéré.
Évidemment, ma tentative de cache-cache venait d’échouer. Cette longue fuite touchait à sa fin. Étalée au sol, le genou meurtri contre le parquet, j’aurais dû ressentir de la douleur, mais c’était la gêne qui l’emportait.
À court de mots, mes yeux roulèrent nerveusement avant que je ne me décide à briser le silence :
“Cela faisait longtemps, Votre Grâce.”
Ses sourcils se froncèrent.
Ah… Le titre lui pose un problème ?
“Hum… Je devrais peut-être vous appeler Votre Majesté, désormais ?”
Son expression se durcit encore.
Un silence pesant s’étira, si oppressant que ma gorge se noua.
Ses yeux d’un bleu tranchant glissèrent sur moi. Puis, dans un geste incongru, il se pencha et effleura ma joue du bout des doigts.
“Leonie, pensais-tu vraiment pouvoir fuir éternellement ? Je t’avais prévenue. Jamais je ne te laisserai m’échapper.”
Sa voix, froide et implacable, résonna entre les murs étroits, en contraste criant avec la caresse légère de sa main.
L’air sembla se figer et un frisson me parcourut l’échine.
* * *
Ainsi, ce jour-là encore, je jouais à cache-cache. Un jeu cruel où je fuyais pour sauver ma peau, sans jamais avoir l’espoir que les rôles puissent un jour s’inverser.
“Mademoiselle, où êtes-vous ? Montrez-vous, voyons !”
“Nous vous promettons que tout se passera bien. Ne vous inquiétez pas et sortez.”
Leurs voix résonnaient au-dessus de moi, s’éloignant peu à peu.
Mes doigts, crispés sur la porte de l’armoire, tremblaient. J’avais profité d’un rare instant de répit, après trois prélèvements consécutifs, pour tenter de m’échapper.
Ils juraient qu’ils ne me feraient aucun mal, mais mon instinct me hurlait le contraire. Ils allaient me tuer. Peu importait la manière.
“Elle s’agite plus que d’habitude aujourd’hui… Ce n’est pas normal. Pourtant, on a mis des somnifères dans son repas.”
“Peut-être qu’elle a fini par développer une résistance ?”
“Pff, quelle plaie !”
Heureusement, cette Leonie-là n’avait jamais eu l’occasion de fuir auparavant. Les servantes n’étaient pas habituées à pourchasser une fugitive et cherchaient encore à l’aveugle.
Profitant de leur éloignement, j’entrouvris prudemment la porte de l’armoire.
Personne en vue.
Je me ruai vers l’escalier. Enfin… ‘ruer’ était un bien grand mot. Chaque pas m’arrachait un souffle court. À bout de forces, je gravis les marches en colimaçon et atteignis le toit, avant de m’arrêter net.
Un paysage désolé s’étendait devant moi. Une vaste plaine balayée par le vent. Une forêt dense, dont les arbres s’étiraient à perte de vue. Mais ce fut surtout le drapeau flottant sur les remparts qui me figea.
“Qu’est-ce que…”
Un symbole familier se dessinait dans le vent.
“La voilà, ici !”
Une voix s’éleva derrière moi.
“Vous comptez sauter ?”
La gouvernante m’observait, postée à l’entrée des remparts.
“Mademoiselle, vous perdez votre temps. Vous n’avez nulle part où aller. Nous sommes dans le Nord.”
“Le… Nord ?”
“Vous avez oublié ? Il y a un mois, votre famille vous a vendue contre une coquette somme.”
Je restai interdite. Tout me paraissait irréel… Le vent glacé qui me mordait les joues, tout comme la scène absurde qui se jouait sous mes yeux.
“Allons, cessez de lutter et venez sans faire d’histoires.”
Ses doigts s’enfoncèrent violemment dans mes cheveux.
Ce fut ma dernière image consciente.
Lorsque je rouvris les yeux, une obscurité pesante m’enveloppait. Il n’y avait personne.
Tremblante, je parvins à me traîner jusqu’à la porte. Elle ne s’ouvrit pas, elle était verrouillée de l’extérieur. Abandonnant, je me tournai vers la fenêtre. De lourds barreaux d’acier obstruaient ma vue. Par-delà la vitre gelée, la blancheur aveuglante de la neige s’étendait à perte de vue.
Mon reflet se dessina sur la surface givrée. Une chevelure rouge, terne et fatiguée.
La nuit régnait, et pourtant, le monde paraissait étrangement lumineux.
Les remparts recouverts de neige.
Le drapeau claquant au vent.
Les branches ployant sous le poids du givre.
Un soupir m’échappa et une volute de buée s’éleva dans l’air glacial.
J’aurais voulu croire à une illusion, mais le symbole imprimé sur ce drapeau ne changeait pas.
Les souvenirs s’alignèrent, tel un film qui défile au seuil de la mort.
Et je compris.
Cet endroit… c’était le monde du roman Le Duc Buveur de Sang.
* * *
J’avais découvert ce roman lors d’une heure d’étude autonome. En réalité, je n’en connaissais que la couverture. Trois élèves assises devant moi le lisaient en cachette, si absorbées qu’elles semblaient avoir oublié jusqu’à l’existence du monde extérieur.
Est-il si populaire ?
Par curiosité, je l’avais emprunté et parcouru. Mais après avoir lu le prologue, j’avais refermé le livre, sans plus jamais y revenir. Je n’avais aucune envie de suivre une histoire où les protagonistes atteignaient leur happy ending en abandonnant derrière eux des figurants brisés, exsangues.
Insérée après les trois premières pages, une illustration était restée gravée dans ma mémoire : un duc, au regard glacial, surplombant une femme dont les longs cheveux cachaient le visage, noyant jusqu’à la moindre de ses expressions. Elle portait une robe noire, sa chevelure rouge terne tranchant sur l’éclat de la neige. Son corps, affaissé, semblait sans vie.
Un personnage si insignifiant qu’on n’avait même pas jugé utile de lui donner un visage.
Et aujourd’hui, cette femme, c’était moi.
Je n’avais lu que le prologue, mais il ne m’avait pas fallu longtemps pour comprendre. J’étais condamnée à mourir dès les premières pages du roman.
Un seul réservoir de sang suffit.
Ainsi s’ouvrait le prologue. Une phrase brutale, qui scellait mon arrêt de mort.
Mes amies n’avaient cessé de débattre de cette histoire, et même sans l’avoir lue en entier, j’en connaissais les grandes lignes.
Un empire privé d’héritier légitime, des nobles de sang impérial s’entredéchirant pour la succession, et parmi eux, Deon, duc du Nord, s’imposant à force de batailles et de conquêtes.
On lui attribuait une myriade de titres : le fils de l’impératrice déchue, ou encore le prince banni, dépossédé de son nom et exilé dans le Nord. Mais surtout, le héros invaincu du champ de bataille.
Derrière cette image de perfection se dissimulait pourtant un secret : un ancêtre de l’impératrice déchue portait dans ses veines du sang démoniaque, héritage d’une race vampirique.
Chez ceux en qui ce sang se manifestait, une force surhumaine s’éveillait… à condition d’absorber un sang compatible.
Les victoires de Deon sur le champ de bataille ? Il ne les devait ni à son génie militaire ni à sa seule force, mais au sang qu’il avait trouvé et consommé.
Ainsi, au fil des années, de nombreux prisonniers lui avaient été livrés. Mais aucun n’avait survécu bien longtemps. L’un après l’autre, ils s’étaient effondrés, leurs corps incapables de supporter l’hémorragie, jusqu’à ce qu’apparaisse l’âme sœur prédestinée.
L’héroïne du roman, Isella Snowa, était la tante du sixième réservoir de sang désigné. Prête à tout pour sauver son jeune neveu, elle s’était rendue au manoir ducal et y avait rencontré Deon. Le duc, frappé par un coup de foudre, s’était épris d’elle. Et, grâce à un artefact légendaire qu’elle possédait, il avait enfin pu briser le lien qui l’attachait au sang, mettant un terme à sa malédiction.
C’était donc une histoire de rédemption et de salut, empreinte d’un romantisme absolu. Mais avant que cette idylle ne prenne forme, une disparition s’imposait : la mienne. Mon existence n’était qu’un prélude à la véritable intrigue.
Alors que tous les réservoirs précédents avaient succombé à cause de leurs corps trop fragiles pour endurer l’épreuve, moi, je ne mourrais pas d’épuisement. J’étais simplement destinée à être éliminée, parce qu’un nouvel enfant, porteur d’un sang compatible, venait de naître.
Depuis toujours, le duc ne conservait qu’un unique réservoir de sang à la fois. Officiellement, cette règle servait à limiter les risques d’enlèvement. Par le passé, plusieurs réservoirs avaient été kidnappés par des factions ennemies, puis échangés contre des rançons exorbitantes.
Mais officieusement, dans ce monde, plus les réservoirs se multipliaient, plus la puissance du sang s’amenuisait. Si plusieurs coexistaient, le duc devait en boire davantage pour obtenir le même effet.
Autrement dit, pour garantir l’efficacité de son pouvoir, il ne devait en rester qu’un. Les autres réservoirs étaient purement et simplement éliminés. Un univers impitoyable pour les figurants.
Et, bien sûr, le duc préférait un jeune garçon robuste, en parfaite santé, pour maximiser sa longévité. Alors, dès que ce nouvel héritier du sang avait vu le jour, mon sort avait été scellé.
Leonie devait mourir.
Ce roman s’étirait sur six volumes, regorgeant de personnages secondaires. Parmi eux, des femmes fortes, ambitieuses, brillantes : une secrétaire loyale, une sous-commandante de chevalerie, une ministre de la culture… Toutes se distinguaient par leur courage et leur intelligence.
Et moi ? J’étais juste… un réservoir de sang.
Un long soupir m’échappa.
Quelle poisse…
Si seulement j’avais eu la chance de renaître en simple domestique du manoir ducal… Même une servante, armée d’un balai, m’aurait suffi. Si cela avait pu m’épargner ce destin, j’aurais balayé chaque feuille morte avec une ferveur presque religieuse.
Du haut de ma fenêtre, j’observais une femme de chambre qui, dès l’aube, s’échinait à dégager la neige. Elle frottait ses paupières, luttant contre la fatigue.
Et je l’enviai.
Son quotidien était rude, éprouvant. Mais il était banal, paisible, en comparaison de celui de Leonie, morte en sursis. Son corps, drainé jusqu’à l’extrême, n’était plus qu’une coquille vidée de sa substance. Chaque pas lui coûtait un effort, chaque mouvement l’essoufflait.
Si seulement elle avait tenté de fuir. Même un simple essai, même un échec aurait suffi à lui offrir une échappatoire, un plan.
Mais la Leonie du roman ne savait rien. Ignorante de son propre sort, elle n’avait jamais envisagé la fuite. Elle s’était contentée d’obéir, jusqu’à en mourir.
Je ne pouvais pourtant pas lui en vouloir car je savais. Je savais à quel point elle voulait vivre. Pourquoi ne s’était-elle pas enfuie ? Tout simplement parce que le Nord était un piège de glace et de neige, une prison sans issue, mais surtout…
Leonie n’avait pas fui parce qu’elle aimait Deon… L’otage était tombée amoureuse de son geôlier. Comment ? Un syndrome de Stockholm ? Un masochisme latent ? Dans tous les cas, ce n’était certainement pas parce qu’il la traitait bien.
Je repensai aux repas que l’on m’avait servis. Des plats prétendument conçus pour ‘améliorer la qualité du sang’ : un poisson sans peau ni graisse, accompagné d’oignons.
Dans mon assiette, il ne restait qu’une chair sèche, soigneusement débarrassée de ses arêtes. J’aurais voulu un peu de gras, mais cela m’était interdit.
“Ça obstrue les vaisseaux sanguins.”
Même les sauces avaient disparu des plats, remplacées par un simple filet de citron. Si je n’avais rien vu d’autre, j’aurais pu croire qu’il s’agissait d’un régime propre à ce monde, mais en passant devant la cuisine des domestiques, j’avais senti l’odeur alléchante de viande grillée.
Et alors, j’avais compris.
Ils ne prenaient pas soin de moi. Ils ne faisaient qu’optimiser mon sang. Pour eux, je n’étais rien de plus qu’un réservoir. Mes jambes étaient un simple moyen de transporter du sang frais et mes bras, de vulgaires tuyaux à perfusion.
Dans le roman, jamais il n’avait été question du traitement infligé à Leonie avant sa mort.
Mais maintenant que j’étais à sa place, je le vivais, et c’était un enfer.
Un foutu prologue sans fin…