Eva Kim - Romance Contemporaine
Poppy est en retard. Monteuse freelance spécialisée dans les films de Noël, elle a une nuit pour terminer un projet crucial sous peine de perdre son plus gros client. Le lendemain matin, en sortant prendre un café, elle trouve les … plus
“Soixante-douze heures. C’est tout ce que je peux t’accorder, tu te démerdes avec ça.”
Mon téléphone portable dans une main, je scrolle sans conviction avec ma souris de l’autre. Pour la centième fois au moins, je me demande ce que j’ai bien pu faire pour mériter qu’on me traite de la sorte. Je me demande aussi pourquoi je continue de le supporter sans broncher. Je me demande ce que je fais avec ma vie, en fait. Et, à plus forte raison, ce que je suis venue chercher ici.
“Pars dans une grande ville” m’avait suggéré ma mère, le jour où elle m’a davantage jetée du nid que laissée prendre mon envol. À ce moment-là, j’atterrissais dans le monde des adultes avec zéro diplôme en poche et encore moins d’idées de carrière en tête. “Là-bas, les gens vont plus vite. Certains auront peut-être envie de te faire avancer avec eux.” Tu parles !
Je n’ai pas eu besoin de vérifier sur Internet. La grande ville la plus proche du domicile familial, c’était New York. Ça tombait bien, c’est aussi la plus grande des États-Unis tout court. Celle de tous les possibles.
Il paraît qu’en y posant les pieds, on s’ouvre aux meilleures opportunités. Que c’est là que naissent les plus belles histoires. Racontées au bon vouloir des billets de banque et des poignées de mains qui s’échangent à Wall Street, ça va de soi. Dommage qu’avec mes maigres économies, je n’ai pu louer qu’un studio au fin fond de Brooklyn.
La meilleure – si ce n’est la seule – opportunité qui me soit tombée dessus, jusqu’ici, c’est cette souris, dégotée sur une annonce en ligne. Elle était livrée à domicile à moitié prix. La contrepartie ? Fournir mes coordonnées à l’annonceur. Elle change de couleur à chaque clic gauche et, depuis que je l’utilise, je n’ai plus de crampes aux doigts. Ça vaut bien quelques spams pour des sites cochons dans ma boîte mail.
“Soixante-douze heures” répète Jeff. “Je te paie bien parce que tu es efficace, d’habitude. Ne me fais pas regretter de t’avoir mise sur ce projet.”
“Tu me paies en cacahuètes, Jeff.”
“Et je t’en donne sûrement plus que la concurrence. Désolé, mais si tu traînes encore, je retiendrai des pénalités sur ta facture.”
Je pousse un soupir, sans m’inquiéter d’être discrète ou non. Ça fait trois ans que je monte pour lui. Je n’arrive pas à croire qu’il me sorte la carte des pénalités maintenant.
Clic, clic, clic. Dans l’interstice qui sépare les touches, les néons alternent de plus en plus vite, marquant la mesure de ma frustration. Rose, violet, jaune, bleu… Tiens, encore du rose. Ils ont été radins sur les coloris. À croire que tout le monde l’est, ici.
“On a un contrat” je tente quand même. “Sur le papier, il reste deux semaines pour l’affinage.”
“Et alors ? Comment tu espères évoluer, si t’es pas foutue de travailler dans l’urgence ? T’as qu’à considérer ça comme une formation à la dure. En te laissant moins de temps, je te fais presque une fleur.”
Je serre les dents. Je lui livre déjà ses films dans des délais inhumains. Mais bon. La plateforme de streaming à la demande pour laquelle il bosse se retrouve avec un trou dans son planning. Rendre folle la gentille petite monteuse, ça n’a pas d’importance, tant qu’on diffuse à temps.
“T’as bien compris ? Soixante-douze…”
Je l’interromps. Si je l’entends encore parler de ses fichues soixante-douze heures, je crois que je vais effectivement perdre les pédales :
“T’es au courant qu’on est déjà en fin d’après-midi ?”
“Et alors ?”
“Et alors, elles veulent rien dire, tes soixante-douze heures. C’est pour dans trois ou quatre jours, exactement ? Parce que là, j’ai l’impression d’entendre ces parents qui compteraient l’âge de leurs gosses en mois jusqu’à leur majorité, si c’était possible. Tu me préviendras aussi, quand le tien en aura quarante-deux ?”
Jeff laisse planer un silence perplexe. Jamais bon signe, ça, le silence.
“T’es vraiment tarée, Poppy. Envoie tout ce que tu as demain. On bouclera ça en interne.”
Et il raccroche.
Je lâche tout – ma super souris, le téléphone et mes derniers espoirs – pour plonger mon visage dans mes paumes.
Tu m’étonnes qu’il a raccroché !
Depuis toute petite, j’utilise l’absurde comme une arme. C’est presque un acte de rébellion, dans un monde où chacun doit entrer dans une case et se taire. Et ça fonctionnait avec Jeff, à nos débuts. Il essayait de me flouer sur mes tarifs et je lui ramollissais le cerveau à coups de monologues sans queue ni tête. Mais maintenant qu’il s’est fait un nom dans le milieu de la télévision, il est beaucoup moins malléable.
Une notification s’affiche sur mon ordinateur. C’est un e-mail de Jeff, justement. Il a remplacé l’objet initial de nos échanges (“Un café à deux mille dollars et du gui”, le titre du film sur lequel je planche) par “Avenant au contrat”. Une façon polie de parler de rupture anticipée, je suppose.
Je m’effondre un peu plus dans mon fauteuil ergonomique. Jeff a beau être une pince, il me fournissait la plupart de mes projets. Surtout l’été, quand les plateaux de tournage mâchent et recrachent des romances à la pelle pour remplir la fin d’année. Les cacahuètes, au moins, on peut se nourrir avec.
Mais peut-être qu’il est encore possible de corriger ce nouveau dérapage. Dehors, le soleil se couche à peine. J’ai de la bonne volonté et une souris révolutionnaire. Largement de quoi condenser deux semaines de boulot en une nuit. Si je m’en montre capable, Jeff acceptera sans doute de me reprendre. Tant pis si je perds de l’espérance de vie et un peu de ma fierté au passage.
Ragaillardie, j’essuie les traces que j’ai laissées sur mes lunettes de repos avec mon tee-shirt et me remets au travail.
Coupes, étalonnage, chasse aux faux raccords : pendant les heures qui suivent, je perfectionne chaque détail des rushes. J’ignore à quel moment je tombe d’épuisement sur mon lit. Tout est approximatif, à un certain niveau de fatigue. Ce que je sais, c’est que je ferme les yeux en imaginant combien vivre dans ces histoires où tout est plus rose et mielleux doit être simple, et que je les rouvre bien plus tard avec un sacré mal de crâne.
“Qu’est-ce que vous dites, Damon ?”
“Je dis que cette distribution de chocolats chauds ne se tiendra pas dans mon centre commercial. Entrer dans nos boutiques est un luxe, on ne va pas demander à nos locataires de se transformer en garderies pour tous les gamins du quartier sous prétexte que c’est bientôt Noël !”
“Mais enfin, vous vous êtes engagé auprès du café. Emily a déjà…”
Avec un râle, je retire mes lunettes, qui ont dû me laisser une belle marque à la racine du nez, et me hisse sur un coude pour mettre la scène en pause. Je me suis tapé la version finale du film deux fois d’affilée, cette nuit. Si je me lève trop vite, je risque de vomir des clichés.
Le jour me paraît bien plus levé que moi, à travers la fenêtre. Soulagée à l’idée qu’il ne me reste plus qu’à envoyer le résultat à Jeff, je me traîne jusqu’à la salle de bains en réfléchissant à ajouter des excuses avec les autres pièces jointes. Je me suis lavée, habillée et j’ai réchauffé un fond de café au micro-ondes lorsque je me fige à deux pas du bureau, là où mon ordinateur est resté allumé.
“Qu’est-ce que…”
Paniquer à voix haute alors que je me trouve seule chez moi, ça aussi, c’est bien cliché.
“Non, non, non !”
Avec une précipitation fiévreuse, je pousse le fauteuil qui me barre la route et abats mes doigts sur le clavier. N’importe où, pourvu que mon logiciel de montage arrête d’effacer les segments terminés les uns après les autres. Rien à faire : le temps que je pense à éteindre manuellement dans l’espoir d’amorcer une sauvegarde par défaut, tout a disparu.
J’ai toujours su que les machines finiraient par se liguer contre l’humanité. Mais je ne pensais pas que leur priorité serait de détruire la carrière d’une vulgaire travailleuse indépendante qui, par ailleurs, se débrouillait déjà très bien sans elles.
Mais qu’est-ce que j’ai fichu ?
J’en reste pantoise. Démunie. Abattue. Et pour ne pas arranger les choses, la tache du café que j’ai renversé dans la panique est en train de grossir sur mon pull blanc.
Il faut que je sorte.
J’étouffe, enfermée avec mon bazar et mes échecs. Alors, dans un regain d’énergie, j’enfile une paire de baskets et quitte mon studio. Je n’ai plus de café, maintenant ; c’est une bonne raison pour en prendre un à l’extérieur.
Mon téléphone se met à vibrer une fois que je suis sur le trottoir en bas de l’immeuble. Je raccroche en actionnant le bouton latéral à travers la poche arrière de mon jean. C’est peut-être l’entité maléfique de mon ordinateur qui prend possession d’un autre appareil pour s’excuser. C’est peut-être Jeff. Je ne veux pas savoir.
Une bourrasque rabat mes boucles crépues sur mon visage, et je mesure soudain à quel point il fait froid. Le ciel et les gens paraissent presque trop pâles pour le mois de septembre. Je renonce quand même à remonter chercher une veste et me dirige vers la bouche de métro la plus proche. M’éloigner, c’est tenir mes problèmes à distance.
Je dois juste m’éclaircir les idées. Trouver une solution. Comprendre. J’aurais appuyé sur une mauvaise touche, en voulant mettre le fichier en pause ? Mais je connais suffisamment le logiciel pour savoir qu’il n’y a pas de raccourci qui active la suppression. Alors quoi ?
Je suis en train de réfléchir à quelle station descendre, assise sur un strapontin de la rame, au moment où un deuxième appel fait vibrer mon téléphone contre ma fesse. Au troisième, je me décide à vérifier le nom du contact.
Numéro inconnu. Mais un inconnu sacrément coriace.
“C’est pas trop tôt !” vocifère la personne à l’autre bout du fil, quand je daigne enfin décrocher. “Où tu es ? Tu regardes ton planning, la semaine ? Tu commençais à huit heures, ce matin. Il est quinze heures passées ! Vaut mieux pour toi que tu sois déjà en route, si tu veux pas perdre ton job !”
La surprise m’empêche de trouver une réponse convenable. Un job, j’en ai un. Mais je ne suis censée me rendre nulle part pour le faire, si ce n’est dans le studio de 15 m2 que je viens de quitter. L’espace d’un instant, je songe à Jeff. Mais si le ton y est, ce n’est pas sa voix.
Tandis que l’autre continue de vociférer dans le vide, j’éloigne le téléphone à une distance raisonnable de mon oreille.
“Vous vous êtes toutes passé le mot pour me rendre chèvre, aujourd’hui ? T’as cinq minutes pour ramener tes fesses ! Une seconde de plus, et je te jure que t’es virée !”
C’est ça, je pense en raccrochant sans prévenir, car j’estime avoir suffisamment de problèmes à régler pour devoir assumer, en prime, ceux d’une étrangère qui préfère profiter de sa grasse matinée que prendre son poste. Une fois de plus ou de moins, de toute façon…
L’incident suffit à m’échauffer davantage et à me faire quitter le wagon au prochain arrêt. Sur le quai, le visage arrogant de Damon me provoque avec un sourire digne d’une publicité pour dentifrice. Enfin, ce n’est pas vraiment Damon. C’est Andrew Williams, l’acteur qui joue dans la plupart des romances que je monte, dont la dernière en date. Et ça m’a surtout l’air d’être une annonce pour l’ouverture d’un grand magasin, alors je ne suis pas sûre que son sourire inspire l’arrogance au reste des passagers. Toujours est-il qu’il a la réputation d’être aussi insupportable que ses personnages.
Pour ne pas laisser l’occasion à la chaleur relative du métro de s’évaporer, j’entre dans le premier café qui se présente à la sortie de la bouche. À l’intérieur, la douceur de la température m’étreint comme deux bras réconfortants. Je me laisse porter jusqu’à la queue qui s’étire devant le comptoir, déboussolée par l’étrange familiarité que je trouve aux teintes chaudes et aux fauteuils rembourrés du lieu. Mais après tout, c’est un café comme on en voit beaucoup à New York.
Sur la carte placardée en hauteur, toutes les boissons des grandes villes à la population éclectique sont là, du jus de pastèque au thé matcha. La première fois que j’ai franchi le seuil d’une enseigne de ce genre, le lendemain de mon emménagement, je me suis dit qu’on devait avoir beaucoup de temps à perdre, pour s’arrêter boire des recettes aussi sophistiquées dans sa journée.
“Bonjour ! Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?”
Quand vient mon tour, la serveuse a le nez baissé sur sa caisse, prête à taper ma commande.
“Un caramel macchiato, s’il vous plaît. Avec beaucoup de caramel. Et un supplément crème fouettée.”
Du temps, je vais en avoir un paquet, maintenant.
“Par carte ?”
La question me prend de court. C’est idiot : bien sûr qu’il faut payer. Mais je suis sortie dans une telle précipitation, tout à l’heure, que la seule carte que j’ai sur moi, c’est celle de mon abonnement de métro, glissée dans la coque de mon téléphone.
“Pardon, je…”
Par impatience ou par politesse, la serveuse relève la tête, ce qui a pour effet d’aggraver mon malaise. Bizarre. J’ai l’impression de connaître ces grands yeux bleus, encadrés par une frange acajou. Visiblement aussi perturbée que moi, leur propriétaire se penche sur le comptoir, une expression de connivence sur son visage.
“Mais qu’est-ce que tu fiches de ce côté ?” chuchote-elle.
“P… Pardon ?” je bégaie.
“Toi aussi, t’as eu des problèmes de transport ? Le patron est furieux contre vous. Tu sais qu’on est toujours blindés à l’approche de Thanksgiving !”
Thanksgiving ? Mais les feuilles ne tombent même pas encore des branches ! Je me retourne pour vérifier à travers la baie vitrée du café, et mon cœur chute dans mon ventre. Sur l’avenue d’où je viens, les arbres sont nus.
“Bon, allez” s’impatiente la serveuse, qui me prend désormais le bras pour me faire contourner le comptoir de force. “Je vais te le faire, ton macchiato, mais viens par-là avant que le patron te voie.”
La suite est un ensemble de gestes flous. Cette fille est une vraie tornade : après quelques secondes seulement, je suis plantée devant la caisse voisine, un tablier aux couleurs de l’enseigne noué dans le dos et les cheveux attachés grâce à une pince trouvée dans la poche ventrale du sien.
Une grosse partie de sa file migre aussitôt sous mon nez. J’écoute vaguement ce que le premier client me baragouine, encore trop interdite pour réagir, lorsque la clochette du café retentit.
L’index suspendu au-dessus de la caisse, je regarde le client fraîchement arrivé s’avancer d’une démarche altière, sans être gêné de doubler tout le monde, son regard balayant la pièce avec une autorité suffisante. Et ma respiration se coupe.
Ce client, ce n’est pas n’importe qui.
C’est Andrew Williams.