Théo Lemattre - Fantasy Romance
Poussée à bout après une journée éprouvante, Ariane Fancier, patronne autoritaire et intransigeante, en vient à souhaiter tout haut devenir une simple salariée, sans responsabilités ni soucis. Mais il faut toujours faire attention à ce que l’on souhaite… Le lendemain, … plus
“Lève-toi, tu es en retard.”
Je peine à ouvrir les yeux. Qu’est-ce qu’il se passe ?
“Violette, tu m’entends ? Dépêche-toi !”
On frappe de nouveau à la porte.
Où suis-je ?
“Je vais entrer !”
“Je… Je sors !”
J’ouvre les yeux et tout de suite je comprends : je ne suis pas chez moi et je ne connais pas la personne de l’autre côté de la porte. Je ne reconnais même pas cette porte. Je ne sais pas non plus qui est Violette, mais elle va m’entendre. Elle a intérêt à se lever pour faire taire la chèvre qui beugle de l’autre côté !
Je dois être en train de rêver.
J’ouvre la lourde porte de bois et me retrouve en face d’une femme au visage coléreux.
“Premier jour en tant que servante et tu es déjà une traînarde. Qu’est-ce qu’on va faire de toi ?”
Servante ?
“Maintenant, suis-moi.”
Hier soir, je me suis couchée dans mon appartement parisien, dans le XVIe. J’avais passé une journée chargée au travail. Je crois que j’ai viré deux ou trois personnes. Je ne sais plus. Et maintenant, me voilà ici, dans ce qui ressemble à… un manoir victorien ?
“Bien, les tâches sont simples, mais à réaliser à la perfection. Mais d’après ce que tu as dit, tu sors de l’école de l’Excellence, donc tout devrait bien se passer. Tu connais ton travail. Tous les matins, nous commençons par le petit déjeuner pour les maîtres.”
Les… maîtres ?
“Ne les regarde jamais dans les yeux et ne leur adresse jamais la parole à moins qu’ils ne te l’aient demandé, compris ? Ils ont fait tuer des serviteurs pour moins que ça.”
OK, je vois, on est en train de me jouer une farce. Ce n’est pas possible autrement. Et pourtant, à mesure que nous avançons dans le couloir, la femme qui me dirige – qui semble être la gouvernante en chef – n’a pas l’air de plaisanter le moins du monde.
Comme un maître d’hôtel, elle aboie ses consignes aux autres domestiques du manoir.
Je vais me réveiller. Je vais me réveiller. Je m’appelle Ariane Fancier et je suis directrice commerciale d’une maison de haute couture, à Paris.
J’essaye de me souvenir, mais rien ne me revient.
La gouvernante me conduit jusqu’aux cuisines.
“Voilà. Tu vas pouvoir commencer la préparation. Et tu as intérêt à te dépêcher, le maître n’aime pas attendre.”
Je secoue la tête et me permets une question :
“Pardon, mais… où suis-je et qui êtes-vous, bon sang ?!”
Pour seule réponse, j’ai droit à une gifle qui claque comme un coup de revolver.
La gouvernante pointe son doigt dans ma direction avec un air menaçant.
“Pas de ça, ici. Tu as compris ? Tu m’appelleras cheffe. Et si je suis ta cheffe, tes maîtres, eux, sont tes dieux. C’est entendu ? Pose encore une seule question stupide dans ce genre, et je te jure que tu meurs sur-le-champ. Je serai sans pitié.”
Elle tourne les talons puis claque la porte des cuisines avec fracas. J’en sursaute.
Putain, mais qu’est-ce qu’il se passe ici ?! C’est quoi, ce bordel ?!
Heureusement, la cuisine dispose de fenêtres qui, visiblement, donnent sur les jardins. Je n’ai jamais rien vu d’aussi vaste. C’est un véritable domaine !
Ils sont entretenus avec un détail qui force l’admiration. Tous les buissons sont finement coupés, tandis que des sillons de graviers blancs forment des chemins à travers l’herbe verte. Il y a même une fontaine qui me semble être en marbre, à vue de nez, et qui représente un homme en armure, une épée en main, levée vers le ciel.
Plus loin, au-delà du domaine, je devine la mer. Le manoir dans lequel je me trouve est niché sur les hauteurs d’une montagne ensoleillée et, en contrebas, s’il y a le sable blanc, il y a aussi une ville qui fourmille.
Les questions se bousculent dans ma tête. Où suis-je ? Est-ce un mauvais rêve ?! Je ne peux pas avoir quitté Paris dans mon sommeil et sans même m’en rendre compte. Ça n’a aucun sens !
On dirait… Annecy. Mais pas tout à fait quand même.
Je tente de reprendre de la contenance et de retrouver mon souffle en posant une main sur ma poitrine.
Ferme les yeux, Ariane. Tout va rentrer dans l’ordre.
“Elle… Elle est partie ?”
La voix me tire tout de suite de mes songes. Fluette, douce, féminine.
Je me tourne pour trouver ce que je devine être une autre servante. Elle laisse seulement dépasser sa tête de derrière le plan de travail de la cuisine.
“Tu es Violette, c’est ça ? Je suis si heureuse de te rencontrer. Moi, c’est Manon.”
Mais pourquoi tout le monde m’appelle comme ça ?
Et soudain, la réalité me frappe – de nouveau. En ouvrant la fenêtre pour mieux apprécier l’extérieur – ainsi que mes possibilités de fuite – j’aperçois mon reflet.
Dans un premier temps, je n’y crois pas, et puis je suis obligée de m’y résoudre : ce n’est pas moi. Ce n’est pas mon corps. Ce n’est pas mon visage. Celle que je vois en face de moi, dans le reflet, ne me ressemble pas le moins du monde. Elle est aussi brune que je suis blonde.
J’ai un mouvement de recul et heurte le plan de travail. Quelques œufs s’écrasent au sol.
“Tout va bien ?”
“Putain… Qu’est-ce qui m’arrive ?”
Je regarde mes mains, comme si elles allaient me fournir une réponse.
“Tu… Tu as besoin de quelque chose ?”
Je me tourne vers la jeune blondinette qui me sert de partenaire en cuisine, tout l’effroi du monde dans les yeux.
“De réponses.”
“En fait, j’allais t’en demander moi-même concernant la cuisine, alors…”
“Où sommes-nous ?!” demandé-je en l’attrapant par les épaules.
Je lis la terreur et l’étonnement dans son regard.
“P… Péninsule Sud. Dans le domaine de la famille Bohar.”
“Péninsule Sud ? C’est où, ça ? En France ?”
Je n’aime pas du tout l’incrédulité dans ses yeux.
“Non. Je… Je ne connais pas la France.”
“La France. C’est… ! Comment tu peux ne pas connaître la France ? Tout le monde connaît !”
“Je… Je suis vraiment désolée. C’est en Arcatiès ?”
“En Arcatiès ? Mais c’est quoi, ce foutoir ?”
“Lâche-moi, je t’en prie. Je… Je dois nettoyer le sol.”
Je lance un regard au sol et avise les œufs qui gisent toujours.
“Si les maîtres ou Almana voient ça, nous sommes mortes.”
“Almana, c’est la gouvernante ? Celle qui m’a emmenée ici ?”
Elle hoche la tête avec rapidité, comme pour se débarrasser de moi au plus vite.
Je relâche ma prise, histoire de digérer ce qu’elle vient de me donner comme informations. Arcatiès. La Péninsule Sud. La famille Bohar. Et moi, je ne comprends rien à tout cela. J’ai surtout l’impression d’être tombée dans une maison de fous.
Manon attrape un balai, puis nettoie rapidement ma bourde, avant de se replacer devant le plan de travail en soupirant.
“Je pensais que… Je pensais que tu m’aiderais. Que tu me formerais. Tout le monde ne parlait que de ta venue, chez les domestiques.”
“De ma venue ? Mais…”
“Tu es arrivée juste hier, tout droit sortie de l’école de l’Excellence. Tu as eu la chance d’y étudier. Tu dois parfaitement connaître les bonnes manières et les exigences des rois et des reines du monde entier. N’est-ce pas ? Mais puisque tu ne veux pas partager tes secrets…”
Comme si elle avait toute la peine du monde dans la voix, elle se remet à couper des morceaux de viande, qu’elle réserve sur le côté.
“Je ne suis pas… Je ne suis pas celle que tu crois” marmonné-je en l’attrapant par le bras. “Écoute, il y a un grave malentendu et je dois absolument quitter cet endroit.”
Manon me regarde en arquant un sourcil.
“Quitter cet endroit ? Mais c’est impossible, voyons. Les maîtres te possèdent, désormais. Tu leur appartiens. Corps et âme.”
“Je n’appartiens à personne.”
Elle plante son regard dans le mien, puis, après avoir vérifié que personne d’autre n’arrive dans le couloir, relève la manche de sa robe pour me dévoiler une marque. Elle est violacée et semble vibrante. Elle représente un symbole que je ne comprends pas.
“Qu’est-ce que c’est ?”
“La marque arcanique. Les maîtres ont le droit de vie et de mort sur toi.”
“Sur moi ? Mais je n’ai pas ce…”
Prise d’un doute affreux, je relève ma manche et constate que, moi aussi, je suis marquée. J’ai du mal à déglutir tant j’ai la gorge serrée, tout à coup.
“Et… Attends… Qu’est-ce que c’est, au juste, cette marque ?”
Comme nous entendons quelqu’un qui approche à pas lourds dans le couloir, Manon se presse pour me répondre :
“Que les maîtres peuvent décider de te supprimer à tout moment. Almana aussi.”
“Attends, mais… C’est n’importe quoi. C’est quoi, ce truc ? C’est… Tu vas me dire que c’est magique, c’est ça ?”
Elle ne répond rien et la porte s’ouvre sur la désagréable silhouette d’Almana.
“Les maîtres attendent le petit déjeuner, bande d’incapables ! Qu’est-ce que vous faites, encore ?”
“Pardon, madame. C’est presque prêt” s’excuse Manon en faisant une courbette.
Les yeux de la gouvernante se posent sur moi et elle n’a pas l’air d’apprécier ce qu’elle voit.
Manon termine d’empiler la nourriture sur de grands plateaux, puis, alors qu’elle s’apprête à les prendre, Almana l’arrête d’un geste de la main.
“Non. C’est elle qui va s’en charger. Voyons un peu de quoi une diplômée de l’école de l’Excellence est capable.”
Je déglutis avec la même facilité que si ma salive était devenue de l’huile de moteur.
“Allez. Prends le plateau” insiste Almana.
D’une main tremblante, je l’attrape, puis le soulève.
Bon sang, il est lourd.
En temps normal, c’est moi qu’on vient servir. Je ne suis pas une domestique. Je suis une dirigeante. Une businesswoman affirmée et puissante. Pas une saleté de porteuse de plateaux.
“Suis-moi. Et dépêche-toi un peu.”
Je crois que je vais la gifler, moi aussi.
Avec toute la difficulté du monde, je porte le plateau à travers les somptueux couloirs du manoir. Bon sang, je n’ai jamais rien vu d’aussi luxueux. Versailles paraît bien fade à côté d’une telle débauche de richesse.
Il y a des lustres au plafond, des toiles de maître sur chaque mur et mes pas sont désormais étouffés par un épais tapis rouge brodé.
Il est magnifique.
Mais la gouvernante, elle, ne semble plus s’en émouvoir le moins du monde.
“J’espère vraiment que tu vas te rattraper” siffle-t-elle.
Comme je ne réponds rien, elle continue :
“Une incapable. Je les retiens, à l’école de l’Excellence, ils m’ont mis une incapable dans les pattes.”
J’ai envie de hurler que je n’y suis jamais allée. Que cet endroit aussi m’est inconnu et que j’aimerais mieux me rendormir pour me réveiller ailleurs. Je voudrais que tout ça sorte de ma bouche et qu’enfin Almana l’entende, mais je crois que j’ai peur, désormais.
Oui, je suis terrifiée à cause de cette marque. Je ne prends même pas ça au sérieux, mais Manon avait l’air d’y accorder tellement d’importance.
Si je suis dans un rêve, en tout cas, c’est le plus réaliste que j’aie fait de toute ma vie.
Almana prend une grande inspiration, baisse la tête, puis ouvre la porte pour me laisser entrer dans ce qui ressemble à un salon privé.
À mon tour, je baisse la tête, puis me dirige vers la table autour de laquelle trois personnes sont en train de parler.
Oui, là, je sens bien le raffinement et le luxe. Ils portent de beaux costumes, qu’on pourrait pratiquement associer à ceux qu’on trouve chez nous, mais il y a quelques légères différences. Je travaille dans la haute couture, donc je le vois tout de suite. C’est… plus audacieux. Plus raffiné. Jamais je n’avais vu des pièces pareilles alors qu’elles ont l’air simples.
Il y a une femme et deux hommes. L’un des deux semble plus jeune. Ils sont tous très bien coiffés, comme des aristocrates.
Je ne sais pas à qui donner quoi. Il y a des œufs, du thé, du café, des jus de fruits, et d’autres aliments que je ne reconnais pas du tout… Et moi, je me retrouve comme une imbécile. J’ai peur de commettre un impair.
Je les entends parler et je sens qu’ils s’impatientent.
“Lorsque tu seras marié à Séréna Tarisson, nous aurons une influence beaucoup plus forte sur les Arcanes.”
Le jeune homme ne semble pas apprécier.
“Je n’ai pas envie de l’épouser.”
“Ce n’était pas une question.”
Et la femme reprend :
“Son frère vient dans la matinée pour discuter des arrangements de ce mariage. Ne nous déçois pas.”
Il se renfrogne en croisant les bras.
“Je ne l’aime pas. Et elle non plus ne m’aime pas.”
“Eugène Tarisson est quelqu’un de très bien. Et nous allons en profiter pour renforcer les alliances, puisque lui se mariera à ta sœur. C’est déjà prévu de notre côté.”
“Vous n’auriez pas oublié de lui demander ce qu’il en pense, par hasard ?”
Avec un air hésitant, je dépose la nourriture sur la table et j’ai l’impression de passer entre les balles, puisque je ne me fais pas remarquer. C’est idéal.
Une fois que le plateau est vide, je tourne les talons et me dirige vers la sortie, lorsque j’entends un claquement sec.
C’est le bruit de la canne de l’homme le plus âgé des deux contre le marbre blanc du sol. Et, tout de suite, je me fige alors qu’une violente douleur me parcourt le bras.
Je suis immobile, tétanisée par la souffrance, droite comme un I, sur le pas de la porte.
Je serre les dents et relève ma manche pour aviser ma marque. Elle est en train de briller comme un millier de lucioles.
“Imbécile” peste la voix du patriarche derrière moi. “Vous avez oublié le sucre pour les boissons chaudes. Je suis supposé aller le chercher moi-même ?”
Bon sang, ce n’est pas possible. Alors, tout était vrai concernant cette marque ? Il est en train de me torturer et je ne sais même pas comment il procède.
C’est un supplice. La douleur se diffuse depuis mon bras à l’intégralité de mon corps, en me brûlant de l’intérieur, comme si on versait de l’eau en ébullition dans mes veines. Sans même que je ne les contrôle ou que je ne m’en aperçoive, un rideau de larmes me barre la vue, puis coule sur mes joues.
Il m’a posé une question. Est-ce que je dois répondre ?
Au moment où je vais répliquer, il relâche son emprise en donnant un nouveau coup de canne et je reprends mon souffle.
Je quitte la pièce le cœur battant, puis m’appuie contre la porte pour me laisser glisser quelques instants. L’expérience que je viens de vivre était extraordinairement violente.
“Tu l’as bien mérité, persifle Almana. Oublier le sucre… Quelle erreur d’amatrice. Ça n’aurait tenu qu’à moi, je t’aurais jetée dans les cachots du sous-sol pour une petite nuit à l’isolement. Tu as de la chance que nos maîtres soient bons.”
Bons ?
Je dois fuir d’ici. Au plus vite.
Je retourne en cuisine, puis avise le visage désolé de Manon.
“Oh, par Ascorde, Violette, je suis désolée. Je… J’ai oublié le sucre. J’ai cru que tu ne reviendrais jamais.”
Moi, je soupçonne Almana de l’avoir su et de m’y avoir envoyée quand même. Je ne crois pas que quoi que ce soit lui échappe, à cette femme. Mais elle voulait que je reçoive une correction parce qu’elle me déteste depuis que je me suis levée ce matin. Et peut-être même avant, d’ailleurs.
“J’ai… J’ai ressenti la douleur de la marque.”
Elle se plaque les mains contre le visage.
“Je suis mortifiée. Pardonne-moi.”
“C’était vrai, bordel. Alors ça marche vraiment ! C’est… Mais qu’est-ce que c’est que ça ?”
Je tire ma manche pour essayer de la frotter pour la faire disparaître, dans un geste aussi vain que désespéré. Mais voilà, les faits sont là : je suis coincée ici, au service d’une famille de tarés.
“Tu… Tu ne comprends pas. Ça a marché ! J’ai vraiment souffert ! Oh, bon sang… Je n’arrive pas à le croire.”
“Ils t’ont fait du mal. Je suis désolée.”
Je suis partagée entre la fascination et la terreur.
Je vais devoir digérer la nouvelle de ce qui est en train de se produire, même si j’ai toujours du mal à l’accepter.
“Je… Je m’en charge, d’accord ? Je leur apporte le sucre.”
Et tandis que je hoche la tête, Manon attrape une coupelle et quitte la cuisine avec.
Moi, je reste là, encore sous le choc.
Si je comprends bien, je ne suis pas en France, il y a de la magie, et je suis devenue une servante. J’ai le sentiment de perdre la tête. Pourtant, je me rappelle très distinctement qui je suis et ce que j’ai fait la veille. Je ne comprends rien !
Lorsque Manon passe de nouveau la porte de la cuisine, elle a l’air inquiète.
“Bon, ce n’est pas tout ça, mais on a du boulot. Tu viens ?”
Je fronce les sourcils, puis la talonne à travers les couloirs du manoir.
Au moment où nous passons près d’une immense fenêtre, j’ai davantage le loisir d’observer où nous sommes, et l’endroit est tout simplement magnifique. La Péninsule, comme ils l’appellent, semble être un ensemble d’îles paradisiaques au climat entre méditerranéen et tropical.
Il y a de larges falaises rocheuses, des forêts sur les montagnes, qui côtoient des plages un peu plus bas et, surtout, une ville tout entière, faite de pierres aux mille couleurs, qui s’imbriquent pour former une architecture raffinée.
C’est splendide, mais alors que je m’arrête à la fenêtre pour me remplir les yeux de ce monde que je ne connais pas, Manon me tire doucement par la manche.
“Viens. On ne doit vraiment pas traîner. Sinon, Almana va nous tuer.”
Ce qui est drôle, c’est que, dans le monde de l’entreprise, quand on dit ça de son manager, ce n’est pas littéral. Là, je n’en suis pas bien sûre.
Nous poursuivons le chemin, jusqu’à ce que Manon m’introduise dans l’aile des domestiques. C’est ici que nous avons nos chambres – comme j’ai pu le constater – mais aussi nos pièces de travail.
“D’après ce que m’a communiqué Almana, nous devons préparer l’arrivée d’Eugène Tarisson.”
“Ah bon ? Et comment on fait ça ?”
Elle s’immobilise devant une porte, puis frappe trois fois avant d’entrer.
“Gauthier ? Voici Violette. C’est la nouvelle servante.”
Gauthier est un homme dans la cinquantaine, bedonnant, aux cheveux clairsemés, qui ronchonne derrière un bureau de bois lustré.
“D’accord, d’accord” râle-t-il en agitant sa main. “Qu’est-ce qu’il te faut ?”
“Une dizaine de pièces d’or. On doit se rendre au marché pour préparer l’arrivée d’Eugène Tarisson.”
Gauthier lève les sourcils avec étonnement.
“Eugène Tarisson ? Il va venir ici ?! Eh bien… ça, pour une nouvelle !”
“Je sais. Incroyable, n’est-ce pas ?”
Il fouille dans l’un des tiroirs de son bureau pour en tirer une bourse que Manon vient récupérer. Et, tout de suite après, je devine qu’il note la somme prêtée sur un livre de compte.
“Qu’allez-vous acheter ?”
“De bons produits de la mer. Et des fleurs.”
“Les Tarisson adorent les allarianes. Vous devriez en prendre.”
“Excellente idée, Gauthier. Merci. On peut emprunter une charrette ?”
“Bien sûr.”
Nous sortons du bureau et, tout à coup, Manon a l’air contente. Elle respire la joie lorsque nous quittons le manoir pour nous rendre aux écuries.
Je ne la quitte pas d’une semelle, car je sais que ma survie ici ne dépend que d’elle.
“Alors, je t’accompagne ?” demandé-je en la regardant seller les chevaux.
Je n’ai jamais fait d’équitation, moi.
Gloups.
Puis Manon accroche l’attelage à tout le reste et m’invite à grimper à côté d’elle, sur le siège passager.
Je me sens comme une cochère du xixe siècle.
“Yah !” lance-t-elle en faisant claquer le fouet sur le flanc des chevaux.
Et nous démarrons au trot.
Nerveusement, je m’accroche à la structure pour ne pas tomber, sans lâcher la route des yeux.
“Alors, euh… cet Eugène… c’est qui, au juste ?”
Manon éclate de rire sans lâcher la bride.
“Tu me joues un tour, c’est ça ?”
“Pas du tout. Je suis désolée, mais…”
“Je vais finir par croire que tu n’as pas fait l’école de l’Excellence” s’amuse-t-elle.
Et puis, pour elle-même, elle répète : “Qui est Eugène Tarisson… Trop drôle…”
Je m’humecte les lèvres, puis la regarde.
“Je… En fait, je suis sérieuse.”
Elle se tourne vers moi et quitte la route des yeux quelques instants.
“Attends… Vraiment ? Eugène Tarisson ? Ça ne te dit rien ?”
Je secoue la tête et, au vu de ses yeux exorbités, son étonnement est au plus haut.
“Eh bien, euh… C’est le fils héritier de la famille Tarisson, tout de même.”
Le problème, c’est que je ne sais rien de cette famille.
Et alors que nous poursuivons notre route sur le chemin bosselé qui mène à la ville et à son effervescence audible d’ici, je me triture les méninges pour savoir de quelle façon je pourrais aborder le sujet avec elle.
Fort heureusement, je n’en ai pas besoin. Manon sort du silence toute seule :
“C’est l’un des plus grands mages de la Péninsule. Il est jeune, beau, intelligent et terriblement puissant. Ce qu’il y a, c’est qu’il fait des expériences un peu étranges avec les Arcanes.”
“C’est quoi, les… Arcanes ?”
“C’est l’énergie que contrôlent les mages pour créer leurs sortilèges. Et lui, c’est un dieu dans son genre ! Il paraît qu’il est parvenu à créer des portails pour changer de dimension. Mais ce ne sont que des rumeurs.”
Là, je relève la tête.
Des portails vers d’autres dimensions ?! Et si… Et s’il pouvait résoudre mon problème ?
“C’est possible, ça ? Je veux dire, d’autres personnes en sont capables ?”
De nouveau, elle éclate de rire.
“Par Ascorde, non ! C’est un génie. Il est exceptionnellement doué.”
Alors, c’est à lui que je dois parler. Coûte que coûte.
Mais s’il est du même statut social que mes “maîtres”, je risque d’avoir des problèmes.
“Et à lui, on a le droit de lui parler ?”
“Sûrement pas. Dis donc, tu es vraiment bizarre, toi… Tu poses de ces questions ! Tu as étudié à Paletroi, non ?”
Je hoche la tête. Vilain mensonge, mais je n’ai pas d’autre choix.
“Tu ne connais pas encore Port-aux-Pièces, alors, si ? Tu vas voir, tu vas adorer.”
C’est vrai. La ville est magnifique. Il y a de belles toiles chamarrées qui volent au soleil. C’est un paysage exceptionnel. Je n’ai jamais rien vu de tel.
Les gens sont habillés d’une façon… tellement étrange. Entre le moderne et le traditionnel. Hommes comme femmes portent de beaux chapeaux et, la plupart du temps, des vêtements élégants.
Le plus dingue, c’est que même si nous sommes en ville, le domaine de la famille Bohar est toujours visible, en haut de la montagne. On dirait qu’il domine la Péninsule de sa stature.
“C’était comment, Paletroi ?” me demande Manon en arrêtant la charrette devant une échoppe.
“Oh, eh bien… c’était… c’était bien, oui. Un peu comme ici.”
“J’ai toujours rêvé d’aller sur l’île d’en face pour voir cette ville. Tu en as de la chance !” sourit-elle.
Attends… C’est l’île d’en face ? On la voit d’ici ! Ça doit être, au maximum, à deux heures de bateau ! Et encore !
Et puis, quelques vieux cours d’histoire me reviennent en mémoire à propos du Moyen Âge et des gens qui ne voyageaient pas beaucoup en ce temps-là. Soudain, je réalise que je ne sais même pas à quelle époque nous nous trouvons, finalement.
À vue de nez, je dirais qu’il s’agit de notre xviiie siècle.
Nous commençons par un fleuriste, et, si je reconnais certaines espèces de plantes, la plupart me sont étrangères.
“Trois bouquets d’allarianes, je vous prie” demande Manon.
Et aussitôt, le vendeur lui tend les fleurs, qui me subjuguent de leur beauté. Elles sont violettes et scintillantes, comme la marque que je porte sur le bras, mais elles ont également un drôle d’aspect éthéré. Comme si elles n’appartenaient pas tout à fait à notre réalité, mais qu’elles daignaient nous gratifier de leur présence.
“Elles sont… Elles sont magnifiques” lancé-je en quittant la boutique.
“Oui, hein ? Les Tarisson sont les meilleurs magiciens. Gauthier a eu une bonne idée de nous parler de ces fleurs. Elles feront sans doute plaisir à Eugène.”
J’ai l’impression d’être une enfant attirée par un papillon car, si je suis encore sous le choc de ce réveil dans un corps qui ne m’appartient pas et de tout ce que je suis en train de vivre, il n’en reste pas moins que je suis au cœur d’un spectacle dément que personne d’autre que moi n’aura eu la chance de voir, à Paris.
J’ai beau chercher à comprendre où je suis, je commence à croire que je ne le saurai jamais.
“Dis, Manon. Tu n’as jamais pensé à t’enfuir ?” demandé-je en remontant dans la charrette pour retourner au domaine.
Elle reste bouche bée quelques instants, comme si elle était profondément choquée par ma question.
“M’enfuir ? Mais enfin… nous avons un bon salaire ici.”
Ah, donc nous sommes payés ! C’est déjà une bonne nouvelle.
“Et puis…” poursuit-elle “tout le monde veut travailler pour la famille Bohar. C’est un immense honneur, tu comprends ? La famille la plus riche du monde, tout de même… Qui voudrait quitter leur domaine ?”
Moi. Très volontiers.
“C’est sûr. Qui ne rêve pas d’être marquée par une sorte de… de sorcellerie bizarre et d’être traitée comme une moins-que-rien.”
“Tu n’as personne à qui envoyer de l’argent ? Moi, j’envoie des pièces d’or à ma famille qui est restée sur le continent. Sans moi, ils ne pourraient pas vivre. Ils ont tout sacrifié pour que je puisse venir travailler en Péninsule.”
Je rassemble doucement les éléments dont j’ai connaissance, mais je crois que ce ne sera pas évident de m’accoutumer à tout cela.
Je vais devoir parler à cet Eugène Tarisson. Quoi qu’il en coûte. Car, si c’est une sorte de “magie”, d’une manière ou d’une autre, qui m’a fait venir ici, alors cela signifie que ça peut être contré par une autre forme de magie. Et si ce type sait créer des… “portails”, eh bien, je ne suis pas contre.
À peine sommes-nous revenues que nous devons nous occuper des préparatifs élémentaires pour la venue du jeune Tarisson.
Je ne prends aucune initiative, bien trop inquiète de ce que pourrait m’infliger Almana. Au lieu de cela, je me contente de suivre les instructions de Manon, qui n’a pas l’air d’avoir l’habitude de donner des ordres.
Bon sang, normalement, c’est moi qui commande. Tout le monde m’obéit au doigt et à l’œil, et là…
Je me retrouve à nettoyer des verres, à brosser des tapis, à entretenir des vitres et à cirer le bois des tables.
Je veux rentrer chez moi ! Je veux retrouver MA vie !
Et soudain, autour de 11h, c’est le coup d’envoi. C’est le branle-bas de combat pour tous les domestiques – nous devons être une trentaine – pour l’accueil princier réservé à Eugène Tarisson.
Je me positionne à la fenêtre, curieuse de le voir arriver.
“C’est lui” me glisse Manon en le pointant du doigt à travers la fenêtre.
Il quitte son carrosse avec classe, puisque c’est un serviteur qui lui ouvre la porte.
Eugène Tarisson est assurément un aristocrate et il le porte sur lui. Chemise blanche cintrée, cheveux mi-longs, bruns, tirés en arrière, avec quelques mèches rebelles qui lui retombent délicatement sur le front.
Il porte une épée et un grimoire à la ceinture. Je suis obligée de le reconnaître : il a belle allure et plutôt bon goût pour se vêtir. Même ses bottes noires sont du plus bel effet.
Manon me tire par la manche pour m’emmener en cuisine, tandis que l’homme avance en direction de la porte d’entrée.
Merde, je voulais lui parler, moi.
“Mais qu’est-ce qu’on fiche, là ?” râlé-je.
“On prépare le thé. Eugène Tarisson aime les racines d’allarianes infusées” sourit-elle en me montrant la préparation.
“Génial. Et alors ?”
“Et alors ? Les maîtres ne sont pas encore disposés à le recevoir. Almana m’a dit que leur dernière réunion s’éternisait. Nous allons devoir le faire patienter et, pour cela, nous devons le mettre à l’aise.”
Pff. Que de chichis.
“C’est moi qui irai lui porter le thé, dans ce cas” proposé-je.
“Toi ? Mais… Almana va…”
“Almana ne sera pas contre des initiatives de la part d’une diplômée de l’école de l’Excellence, pas vrai ?”
Elle penche la tête sur le côté, puis se mordille la lèvre inférieure, avant d’acquiescer.
“Tu as raison. Tiens, prends le plateau et porte-le dans le troisième salon.”
“Bien.”
“Attends ! Avant de partir ! Quelques recommandations : ne le regarde pas dans les yeux, sers-le avec révérence et ne lui adresse pas la parole, d’accord ? Il faut le traiter avec plus d’égards encore qu’un prince, parce que sa famille est très importante.”
“C’est toi, ou moi, qui a fait l’école de l’Excellence ?”
Elle s’excuse d’une courbette.
“Tu as raison. C’est juste que… je sais que nos maîtres tiennent beaucoup à ce que tout soit parfait. La famille Bohar et la famille Tarisson sont à couteaux tirés depuis tellement longtemps… Cette alliance, entre eux, est cruciale pour la Péninsule.”
Allez. C’est ma chance. Je vais tenter de me rapprocher de lui et de communiquer.
J’ai le plateau bien en main et je traverse les couloirs à la recherche du troisième salon.
Lorsqu’enfin je trouve la bonne porte, elle s’ouvre brutalement sur la silhouette à la fois élancée et musculeuse du Tarisson. La porte me heurte dans son mouvement et emporte avec elle le plateau, et la tasse de thé, dont le contenu se déverse presque intégralement sur la chemise d’Eugène.
Je croise son regard et il a l’air mortifié.
Bon sang, ses yeux. Ils sont violets !
Comment est-ce possible ?!
“Je… Je suis désolée, je…”
Il est trempé.
Et les paroles de Manon me reviennent en tête : “Il faut que tout soit parfait. Cette alliance est cruciale pour la Péninsule.”
Et moi, je viens de tout détruire à cause d’une tasse de thé.
“Par tous les diables, mais qui êtes-vous ?” demande-t-il de sa voix profonde.
Au même moment, sans doute alertée par le fracas, Almana débarque dans le couloir.
“Qu’est-ce qu’il se passe ici ?”
Ça y est. Je suis morte.