Cohabitation explosive

Tamara Balliana - Romance Contemporaine

Après une explosion de gaz qui détruit son immeuble, Sacha se retrouve sans logement. La solution idéale semble être le house-sitting : garder la maison de riches propriétaires pendant leur longue absence. Le rêve ! Cependant, l'arrivée inattendue de Liv, … plus


48 Épisodes

Épisode 1

 

Sacha

 

Une explosion.

 

Mon corps se soulève, comme projeté par une énorme main invisible. Je percute le trottoir violemment. Une bourrasque chaude et opaque me frappe le visage.

 

Mon cœur s’emballe, mon esprit s’embrouille.

 

Je ne comprends rien.

 

Il y a quelques secondes de silence, rapidement suivies de cris. Ils semblent venir de partout.

 

Une odeur de brûlé envahit mes narines. Je prends appui sur mes coudes pour me relever et essayer de comprendre ce qu’il se passe.

 

Mes yeux sont pleins de poussière. Je tente de les essuyer avec mon avant-bras, mais c’est à peine mieux. C’est donc les paupières mi-closes que je commence à observer les alentours.

 

Le chaos.

 

Des débris jonchent le sol et un panache de fumée noire se dessine contre le ciel bleu de fin d’après-midi. Je suis censé être dans ma rue, sur le point de rentrer chez moi. À la place, je me retrouve au beau milieu d’une scène d’un film catastrophe.

 

“Ça va, monsieur ?”

 

Une voix s’inquiète à côté de moi. Je tourne la tête et aperçois une femme, recouverte de poussière. Le téléphone à la main, elle tente probablement d’appeler les secours.

 

“Oui, oui, ça va.” 

 

Ma réponse est machinale. Mes oreilles sifflent, ma respiration est courte.

 

Mais que se passe-t-il, bordel ?

 

Je me redresse sur mes jambes. Il semblerait que je ne sois pas blessé. Mes habits sont gris de ce que doivent être des résidus de l’explosion.

 

Il y a bien eu une explosion, n’est-ce pas ?

 

Tout s’est passé si vite. Sans les dégâts visibles sur mes vêtements, j’aurais pu croire à une hallucination.

 

Autour de moi, c’est la panique. Des gens sortent sur le pas de leur porte. Un homme se couvre la bouche, une femme pointe du doigt l’endroit d’où tout semble être parti.

 

Ma rue.

 

Je m’y précipite. Je dépasse la barrière de police qui en bloquait l’accès un peu plus tôt. Dire qu’il y a encore quelques minutes, je pestais contre ces travaux non annoncés et qui m’empêchaient de me garer en bas de chez moi !

 

Plus je m’approche de là où j’habite, plus j’angoisse.

 

Ce ne serait quand même pas…

 

Merde ! Mon immeuble.

 

“Qu’est-ce qui s’est passé ?” 

 

L’homme qui a posé cette question semble aussi perdu que moi. Son arcade saigne légèrement.

 

“Je n’en ai aucune idée…” 

 

Ma réponse est davantage un murmure qu’autre chose. Je fais encore quelques pas en direction de ce qui devrait être chez moi, mais…

 

La façade éventrée est noircie par des flammes qui s’en échappent comme si les Enfers essayaient de se propulser hors du salon de ma voisine du deuxième étage.

 

Et dire que je l’ai toujours surnommée le Dragon…

 

Mais ce n’est rien comparé à l’état du restaurant indien du rez-de-chaussée. Toutes les vitres ont été soufflées et un énorme brasier consume l’espace. Là encore, l’endroit était connu pour ses currys incendiaires, mais pas au point de mettre littéralement le feu au bâtiment !

 

Des gyrophares bleus apparaissent et plusieurs ambulances et voitures de police s’arrêtent à quelques mètres de moi. Le bruit de leurs sirènes se mêle à la panique ambiante. Je m’affole. Est-ce qu’il y avait des gens à l’intérieur ? J’ai pensé à mon appartement, mes affaires, mais il pourrait y avoir bien plus grave !

 

J’ai beau détester ma voisine à cause de manie de me reprendre systématiquement sur le tri des ordures dans le local à poubelles, je ne lui en veux pas au point de souhaiter sa fin façon Jeanne d’Arc.

 

“Merci de vous éloigner, monsieur” m’ordonne un agent de police.

 

Il me touche l’épaule, probablement pour me sortir de ma léthargie.

 

“Le… le dragon…” balbutié-je en désignant l’immeuble qui se consume.

 

Le policier fronce les sourcils.

 

“Ma voisine… je ne sais pas si elle est chez elle…”

“De ce que nous savons, l’immeuble était vide. Des ouvriers qui travaillaient dans la rue ont repéré une fuite de gaz et la zone a été évacuée. Seulement, ça a sauté avant qu’on ne puisse la maîtriser. Vous habitiez ici ?”

 

Je hoche la tête, incapable de prononcer un mot de plus. Son utilisation du passé ne m’a pas échappé. Je ne suis pas près de remettre un pied dans mon appartement.

 

Je ne retournerai jamais dans mon appartement.

 

Cette révélation me fait l’effet d’un coup de poing. Un regard suffit pour constater que le toit de l’immeuble a été soufflé.

 

Je n’ai plus d’appartement semble même être l’affirmation la plus juste. Je reste pétrifié à observer ma vie, ou plutôt mes possessions partir en fumée. Je n’ai pas grand-chose de valeur, mais il y a des souvenirs, des papiers importants et j’assiste impuissant à leur disparition.

 

Je ne me fais pas d’illusion, il ne restera presque rien, même si les pompiers parviennent à éteindre l’incendie.

 

“Monsieur, il va vraiment falloir aller derrière les barrières” insiste le policier avant d’ajouter : “Mais restez dans le coin, on aura probablement besoin de vous.”

 

Je hoche la tête et obéis, n’ayant aucune idée en quoi je pourrais leur être utile.

 

Les pompiers courent autour de nous pour déployer leur matériel. La police établit un périmètre de sécurité. Un jour à peine plus exceptionnel que d’ordinaire pour eux, je présume ? Alors que pour moi…

 

Une fois la barrière passée, mon corps tout entier se met à trembler. Ma peau est moite, mon pouls s’affole. L’adrénaline qui retombe ? Aucune idée. Je crois que je suis un mélange de bien trop de sensations pour les définir.

 

Une chose est pourtant certaine : j’ai peur.

 

J’aurais pu être là.

 

J’ai tout perdu.

 

Je m’écarte de la foule, nauséeux. Un peu plus loin, je m’appuie contre le mur d’un bâtiment, reprenant mon souffle. L’air chaud de la ville semble encore plus étouffant qu’un peu plus tôt. On a beau être en plein été et près d’un feu, je sais que ça n’a rien à voir. C’est la situation qui est étouffante.

 

Et dire que je me plaignais de la chaleur dans mon appart… Cette préoccupation est bien futile, tout à coup.

 

Je ricane nerveusement. Une femme me regarde de travers, mais c’est bien le cadet de mes soucis.

 

Les minutes ou les heures passent, je ne sais pas bien. Dans un brouillard aussi épais que la fumée qui s’échappe de mon immeuble, quelqu’un vient me chercher sur mon bout de trottoir. La police m’interroge, on m’adresse des regards désolés, et c’est peut-être ce qui me fait comprendre petit à petit la gravité de ma situation.

 

Je n’ai plus d’appartement, et on m’a bien fait comprendre que je ne devais pas compter sur le fait de récupérer quoi que ce soit. Pour la première fois de ma vie, je regrette mon bazar, surtout quand j’arrive dans la chambre d’hôtel stérile qu’on m’a assignée pour la nuit.

 

Même après une douche tant attendue (et nécessaire), le moral ne remonte pas. Bien au contraire. Je commence à prendre la mesure de ce qui m’arrive, la galère qui va être la mienne dans les prochaines semaines.

 

Trouver un appartement, remplir des milliers de papiers pour l’assurance, racheter des affaires… Je commence à lister quelques trucs, mais j’abandonne rapidement. Je suis certain que je n’envisage de toute façon pas la moitié de ce dont je vais devoir m’occuper. Et quand on n’est pas la personne la plus organisée du monde, c’est terrifiant.

 

Je vais finalement regretter le dragon…

 

Alors que je tourne dans mon lit une bonne partie de la nuit, une seule idée m’obsède : je dois retrouver un logement au plus vite. J’ai besoin d’un chez-moi, même si je dois me contenter d’un trou de souris. Et au moment même où cette idée traverse mon esprit, je reçois un message étonnant. Finalement, il y a peut-être une lumière au bout du tunnel…

 

***

 

Je range les derniers outils dans mon pick-up, essuyant la sueur sur mon front du dos de la main. La journée a été longue, mais le jardin de Madame Leclerc est désormais impeccable. Elle apparaît justement sur son perron, un verre à la main, que je devine être pour moi :

 

“Regardez ça !” dis-je en faisant un geste ample vers les parterres que je viens de désherber. “Vous êtes prête à rivaliser avec les jardins de la villa Ephrussi de Rothschild.”

 

Une expression satisfaite se dessine sur le visage ridé de ma cliente.

 

“Sacha, vous avez fait du bon travail, comme d’habitude ! Mes rosiers n’ont jamais été aussi beaux.”

“Merci, Madame Leclerc. Mais c’est vous qui leur donnez tant d’amour. Moi, je ne fais que les aider un peu.”

 

Elle glousse, visiblement charmée par mon compliment.

 

“Oh, vil flatteur ! Je suis sûre que vous dites ça à toutes les dames chez qui vous travaillez.”

“Seulement à celles qui ont un aussi joli sourire que le vôtre” réponds-je avec un clin d’œil qui la fait rougir davantage.

 

J’adore Madame Leclerc, et m’occuper de son jardin est un vrai plaisir. Elle a trois fois mon âge, une vivacité d’esprit remarquable, et elle est toujours apprêtée comme si elle allait accueillir un membre de la royauté pour le thé.

 

Malheureusement, j’ai l’impression qu’elle ne reçoit pas grand monde. C’est pourquoi je prends en général un peu de temps pour discuter avec elle. Elle est la grand-mère que tout le monde rêverait d’avoir.

 

“Je vous ai préparé une petite citronnade maison, car avec cette chaleur, il faut penser à vous hydrater !” dit-elle en me tendant le verre avec lequel elle est sortie.

 

Une grand-mère idéale, à un détail près : sa citronnade. Ce truc est tellement acide que je suis certain qu’il pourrait servir à déboucher des canalisations. Et pour une raison qui m’échappe, elle semble penser que j’en suis fan. Elle m’en prépare à chaque fois que j’interviens chez elle.

 

“Euh… merci” dis-je, à défaut d’avoir encore trouvé l’excuse parfaite pour refuser l’attaque citrique de mon estomac.

 

Ses yeux se fixent sur moi et, bien que j’adore généralement être le centre de l’attention féminine, ça m’arrangerait de ne pas me sentir obligé de finir la citronnade d’un trait.

 

Il faut que j’attire son regard sur autre chose.

 

“Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais on pourrait peut-être planter des hortensias là-bas ?”

 

Je désigne un coin du jardin qui se trouve à l’opposé, en espérant qu’elle se retourne.

 

“Mais je croyais que ça ne se plantait pas en été ?” répond-elle sans prendre la peine de repérer l’endroit que j’indique.

“Euh… non, mais… ça ne coûte rien de se projeter un peu plus tard dans l’année, histoire de planifier le travail ?”

 

Heureusement, elle ne me connaît pas assez pour savoir que je suis le plus grand allergique à la planification au monde. C’est tout juste si je suis capable de m’engager pour un rendez-vous chez le dentiste dans trois semaines.

 

Et puis niveau organisation, vu ce qu’il vient de se produire dans ma vie personnelle, disons que prendre les choses une par une risque d’être mon mantra pendant un bout de temps.

 

“Eh bien…”

“Là-bas, dans la partie ombragée, ça pourrait être joli.”

 

À mon grand soulagement, elle se tourne enfin. Ni une ni deux, je jette le contenu de mon verre dans le parterre de fleurs à côté de moi. La lavande pousse un cri d’agonie (évidemment que non, mais elle le ferait si c’était possible). Je jurerais que ses tiges se tenaient un peu plus droites, il y a une seconde encore.

 

“C’est vrai que c’est une idée intéressante…” hésite Madame Leclerc, toujours en train d’observer la plate-bande dans laquelle je risque fort de devoir planter des hortensias d’ici l’automne, pour avoir souhaité préserver mon estomac.

“Vous savez quoi, réfléchissez-y et on en reparle dans quinze jours, quand je viendrai tailler la haie !”

“Oh, mais oui, je ne voudrais pas vous retarder !” s’empresse-t-elle. “Vous avez eu une longue journée et je suis sûre qu’il doit vous tarder de rentrer chez vous !”

“Merci pour la citronnade, et ne vous inquiétez pas, c’est toujours un plaisir de papoter avec vous, Madame Leclerc.”

 

Je lui adresse un dernier sourire et grimpe dans mon pick-up. Alors que je fais marche arrière dans l’allée, le front perlant de sueur, je songe à sa dernière phrase. Non, ce n’est malheureusement pas chez moi qu’il me tarde de rentrer, mais dans ma situation, je dois m’estimer heureux d’avoir un point de chute !

 

Je me sens tout à coup épuisé. Mon métier de paysagiste est physique, mais ce n’est pas ma principale source de fatigue, aujourd’hui. J’ai donné le change toute la journée aux clients à qui je ne raconte pas ma vie, mais il ne s’est pas passé une seconde sans que je repense aux événements d’hier soir.

 

Mon immeuble a explosé.

 

C’est une phrase qu’on ne prononce pas, normalement, dans la vraie vie ! Seulement quand on est le personnage d’un film catastrophe.

 

Il faut croire que parfois, la fiction rejoint la réalité…

 

***

 

“Bienvenue chez nous !” 

 

Le sourire de mon pote Julien quand il m’ouvre la porte de son appartement me détend un peu. Nous échangeons une accolade et j’aperçois par-dessus son épaule Cassandra, sa petite amie que je m’empresse d’aller saluer également.

 

“Vous me sauvez la vie.”

“Tu rigoles ?” intervient Cassandra. “On n’allait tout de même pas te laisser dans la rue, alors qu’on a une chambre d’amis qui n’attend que toi.”

“N’empêche, je ne sais pas ce que je ferais sans vous. Tout ça est si… dingue !”

“J’imagine” dit Julien. “Une chance tout de même que tu n’aies pas été chez toi au moment de l’explosion.”

“Au moins, ça m’aide à relativiser. La situation pourrait être bien pire… Il pourrait même ne plus y avoir de situation du tout.”

“Ça fait froid dans le dos” commente Cassandra, alors que Julien m’assène une tape amicale sur l’épaule.

“Je promets de ne pas traîner chez vous trop longtemps. J’ai déjà commencé à contacter des agences immobilières pendant ma pause déjeuner. D’ici peu, je devrais…”

“Franchement, Sacha, prends ton temps. Comme te l’a dit Cassandra, la chambre est là, elle ne sert à personne, alors autant que ce soit à toi. Et puis, je ne veux pas paraître pessimiste, mais trouver un logement en plein été sur la Côte d’Azur, ça ne va pas être l’affaire de quelques coups de fil.”

 

Je soupire.

 

“Oui. Pour être tout à fait honnête, les réponses que j’ai déjà reçues étaient toutes négatives.”

 

Cassandra m’adresse un sourire affectueux.

 

“Ne te fais pas de souci pour ça. On sait que tu vas avoir des tas de choses à gérer dans les prochaines semaines, alors sache que notre invitation est vraiment sincère. Tu comptes beaucoup pour nous et t’avoir à la maison est un peu un rêve qui se réalise.”

 

Je suis surpris par cette déclaration un brin exagérée, même si je n’ai aucun doute que Julien et Cassandra m’apprécient. Mais je suppose que mon amie essaie de me mettre à l’aise.

 

“Je vous ferais bien un câlin pour vous remercier” plaisanté-je, “mais comme vous pouvez le constater, je sors d’une longue journée de travail en plein soleil, alors…”

“Oui, va te doucher avant de nous prendre dans tes bras” s’amuse Julien. “On a pensé que tu aurais peut-être besoin d’affaires, alors c’est pas grand-chose, mais je t’ai mis une pile de fringues dans la salle de bains. Tu peux les emprunter. On t’a aussi sorti une brosse à dents neuve et deux ou trois autres trucs qui pourraient t’être utiles.”

 

Jamais je n’aurais imaginé que l’idée d’un T-shirt propre, même appartenant à quelqu’un d’autre, puisse me procurer une telle sensation de soulagement. Pour aujourd’hui, j’ai fait avec un change qui fort heureusement traînait dans mon camion, mais mes options s’arrêtent là.

 

“Merci, les gars.”

“Vraiment, Sacha, ne t’embarrasse pas avec les politesses, va prendre ta douche. Julien et moi, on prépare à manger en attendant. On fait des tacos, je crois me souvenir que tu aimes ça.”

“Honnêtement, je serais prêt à avaler n’importe quoi, du moment que c’est comestible, alors des tacos, c’est un avant-goût du paradis.”

 

Je quitte mes amis pour le jet réconfortant de la douche. Pour la première fois depuis 24 heures, je peux relâcher un peu la pression qui m’opprime même si elle ne me quitte pas vraiment. Comment le pourrait-elle, il y a tellement de questions qui restent en suspens ! J’imagine les prochains jours comme un long enchaînement de choses plus contraignantes à faire les unes que les autres. Et même si mes amis semblent prêts à m’accueillir pour une longue durée, je ne veux pas abuser de leur hospitalité.

 

“Une chose à la fois, Sacha” me rappelle la petite voix dans ma tête. Se laver, manger, et avec un peu de chance j’arriverai à grappiller quelques heures de sommeil ensuite. J’ai encore une longue journée qui m’attend demain et, si j’aimerais bien pouvoir alléger mon emploi du temps, je suis conscient que je ne peux pas ralentir la cadence. Je vais avoir des tas de frais dans les prochaines semaines, alors le moindre centime gagné me sera utile.

 

J’ai la chance de faire un métier que j’adore. Ce n’est pas la carrière que mes parents rêvaient de me voir adopter. Ils avaient de l’ambition pour moi : médecin, avocat, ingénieur, n’importe lequel de ces jobs aurait fait l’affaire, tant que c’était ennuyeux mais prestigieux. Alors le jour où je leur ai annoncé que je souhaitais devenir paysagiste, j’ai cru que mon père allait faire une syncope et ma mère s’est mise à hyperventiler. Ils m’ont ensuite demandé si c’était une blague, tout en précisant immédiatement qu’elle n’était pas drôle.

 

Ça n’en était pas une.

 

J’avais enfin trouvé une chose dans laquelle je pensais m’épanouir et je comptais bien poursuivre cet objectif : être heureux.

 

Être toute la journée au grand air parmi les plantes, c’est ça qui me convient. Même si à l’instant, je suis prêt à ajouter une nuance : le plein air, c’est sympa, sauf quand il s’agit de dormir. Travailler avec la nature pour partenaire, n’est-ce pas merveilleux ? Prendre le temps de voir les choses grandir, s’épanouir à leur rythme, il n’y a rien de plus beau.

 

Ils ont fini par accepter, ils n’avaient pas le choix. Mais est-ce qu’ils comprennent pour autant ? Je ne crois pas.

 

Peu importe, j’ai mis quelques centaines de kilomètres entre nous. Ce n’est pas plus mal. Cela signifie qu’on ne se voit pas assez souvent et longtemps pour avoir l’opportunité de se faire des reproches. À vrai dire, je ne leur ai même pas dit pour l’appart. Pour quoi faire ? Pour qu’ils me proposent de revenir vivre chez eux ? Non merci.

 

Sans même penser à notre relation, c’est ici qu’est ma vie maintenant, sur la Côte d’Azur. J’ai des clients fidèles, des amis, il est hors de question de recommencer tout ça ailleurs. Si un jour je devais m’en aller, ce serait pour quelque chose de plus grand, plus fou. Un tour du monde, pourquoi pas ? Est-ce que j’en aurais le courage ? Peut-être. Mais une chose est certaine : au vu de la situation actuelle, ce n’est pas un jour prochain que je réaliserai ce rêve.

 

“Ça va mieux ?” demande Cassandra quand je rejoins mes amis à la cuisine.

“Oui. Vraiment, merci.”

 

Julien m’assène une tape dans le dos. 

 

“Arrête de nous remercier, je suis sûr que tu aurais fait exactement la même chose si les rôles avaient été inversés.”

“Ouais, sauf qu’il aurait fallu se serrer à trois dans mon lit, car mon appart est loin de faire la taille de celui-ci.”

“Qui sait, ça aurait pu être sympa” plaisante Cassandra. “Allez, passons à table, tu dois mourir de faim.”

 

Mon estomac choisit pile-poil ce moment-là pour émettre un gargouillement sonore qui nous fait éclater de rire. Les tacos sont vite engloutis et je sens la fatigue de la journée, exacerbée par les événements, me saisir peu à peu. Mais mes hôtes n’ont pas l’air pressés d’aller se coucher, alors je fais un effort pour participer à la conversation.

 

“Demain, je vais essayer de contacter d’autres agences pour trouver un appart au plus vite. Je sais que ça ne va pas être simple. Mais je dois m’y mettre dès maintenant pour espérer que quelqu’un m’appelle dès qu’un logement sera à louer.”

 

Il y a une pause. Les deux amoureux ne répondent pas, mais échangent un regard comme s’ils s’apprêtaient à m’annoncer quelque chose d’important.

 

Une légère appréhension me saisit. Et si malgré toutes leurs paroles assurant que je suis le bienvenu, ils m’avouaient maintenant qu’ils souhaiteraient que je ne m’attarde pas trop chez eux ? Ils pourraient avoir envie d’être tranquilles, juste tous les deux. Ils pourraient avoir besoin du lit pour recevoir une vieille tante qui débarque pour des vacances sur la Côte. Ils pourraient avoir besoin de la chambre supplémentaire pour autre chose : un bureau, une chambre de bébé, une salle d’arcade, un donjon sexuel, ou un sanctuaire pour nains de jardin (ou de balcon, dans ce cas).

 

“Tu sais, on en a beaucoup discuté avec Julien et à vrai dire, on pensait déjà te proposer de passer plus de temps avec nous…”

“On ne va pas dire qu’on se réjouit de ce qui t’arrive, mais on a vu ça comme un signe” ajoute Julien.

“Ça ne nous dérange vraiment pas que tu viennes habiter ici pour une longue période. Plutôt tout le contraire. On a déjà réfléchi à ne pas nous limiter à notre seul couple. Si nous n’avons pas encore franchi le pas, c’est que ce n’est pas une décision à prendre à la légère, mais je crois qu’on est prêts.”

 

Julien ajoute :

 

“On te connaît depuis un moment, Sacha, et on t’apprécie beaucoup tous les deux. Ça fait quelque temps qu’on pense que tu es peut-être celui qu’on cherchait pour transformer notre duo en trio. Qu’est-ce que tu en penses ?”

 

Je suis sans voix. C’était déjà inespéré qu’ils puissent m’héberger pour quelques jours ou semaines ! Je n’avais pas envisagé l’idée d’une coloc, car je ne voyais pas qui parmi mes potes aurait été partant, mais si eux le sont…

 

“Vous êtes certains que c’est ce que vous voulez ?”

 

Ils échangent encore un regard et se sourient. Ils sont vraiment mignons, comme couple, et je comprends que ce n’est pas une proposition qu’ils me font sur un coup de tête.

 

“Oui, je crois que nous sommes prêts à franchir le pas” annonce Julien en déposant un baiser sur le dos de la main de sa compagne. “Et toi, alors ?”

“Eh bien, j’en pense que ce serait génial ! Je vous adore tous les deux et puis je vais être honnête, l’appart est formidable, super bien situé.”

“Et on fait d’excellents tacos” ajoute Julien pour plaisanter.

“Exactement ! Par contre, avec moi ne vous attendez pas à de la grande cuisine, mais je peux mettre la main à la pâte. Et bien entendu, je compte bien m’occuper de ces orchidées qui dépérissent dans leur pot, là-bas !”

 

Ils rient tous les deux.

 

“Alors c’est un oui ?” demande Cassandra.

“Évidemment que c’est un oui !”

 

Leurs sourires sont tout autant immenses que le mien. Une coloc avec des amis aussi cool, ça va être super ! Sans parler des économies que ça me permettra de faire.

 

“Vraiment, les gars, c’est… génial. Vous n’imaginez pas comme ça me soulage. Je…”

“Ne nous remercie pas, c’est nous qui sommes ravis que tu aies accepté. On avait un peu peur que tu trouves notre proposition étrange” dit Julien.

“Non, vraiment, je trouve que c’est super. Je n’ai pas d’autre mot, je suis sur un petit nuage.”

“Nous aussi” m’avoue Cassandra.

 

Malgré moi, je bâille. Je suis rincé. Peut-être que le fait d’avoir déniché une solution plus durable me permettra de m’endormir sereinement ?

 

“Je suis désolé, je vais vous abandonner pour aller me coucher. J’aurais adoré passer plus de temps avec vous ce soir, mais je crois que j’ai un peu le contrecoup des derniers événements.”

“Oh.”

 

La déception se lit sur le visage de Cassandra, mais elle se reprend immédiatement.

 

“On comprend. Tu dois être crevé.”

“Mais ce n’est que partie remise” annoncé-je avec un clin d’œil.

 

Elle rougit. Il faut croire que comme les petites mamies chez qui je travaille, elle n’est pas totalement insensible à mon charme. Il va falloir que je fasse attention, je ne voudrais pas que ça mette l’un d’entre nous mal à l’aise. Julien est un de mes meilleurs potes et je ne souhaite pas qu’il croie que je drague sa copine. Surtout maintenant que nous allons habiter ensemble.

 

Je m’excuse et rejoins la chambre qui est maintenant la mienne. Je n’avais même pas de chambre dans mon précédent appartement, étant donné que je vivais dans un studio. Alors certes, je n’ai pas grand-chose à y mettre pour l’instant, mais la nature ayant horreur du vide et connaissant mon aptitude à accumuler le superflu, je doute qu’elle reste ainsi très longtemps.

 

Je me couche avec un sentiment de soulagement. En l’espace de quelques heures, j’ai résolu un problème majeur de mon existence. Finalement, le reste semble ridicule à côté. Remplir de la paperasse ? Devoir me racheter des affaires ? Qui sait, peut-être que ces problèmes vont se régler d’eux-mêmes, un peu comme celui de mon logement ? Bon, OK, ça paraît un peu utopique, mais un gars peut bien rêver, non ?

 

Je ne sais pas si c’est en rêvant, mais je m’endors rapidement.

 

***

 

Un bruit sourd.

 

C’est bien ça qui me réveille, non ? Tout est noir autour de moi. Il me faut quelques secondes pour me rappeler où je me trouve. Chez Cassandra et Julien. Enfin… chez moi aussi, maintenant.

 

Il n’y a pas de réveil et mon téléphone est resté à charger sur le petit bureau, hors de portée. Je n’ai donc aucune idée de l’heure qu’il est. Mais je suis certain que ce n’est pas déjà celle de se lever.

 

Trop pressé de me coucher, je n’ai même pas tiré les rideaux et la lune est encore haute dans le ciel.

 

Un autre bruit, comme si quelque chose tombait par terre, retentit. Ça vient du salon, on dirait ?

 

Je suis maintenant totalement réveillé et j’ai trop chaud. À quel moment ai-je imaginé que c’était une bonne idée de dormir la fenêtre fermée en plein été ?

 

La réponse est : aucun. Je crois que j’étais trop fatigué pour me poser la question. J’ai la flemme de sortir du lit, mais je sais que si je ne le fais pas, je n’arriverai probablement pas à me rendormir.

Quitte à être réveillé… autant s’occuper de cette fenêtre.

 

Je sors du lit et vérifie au passage l’heure sur mon téléphone : 2h30. C’est bien ce que je pensais, le milieu de la nuit. Je tourne la poignée de la fenêtre et l’entrouvre. L’air pas vraiment frais de l’extérieur est toutefois un réconfort sur mon torse nu transpirant.

 

Vu que je suis levé, je devrais peut-être en profiter pour aller boire un verre d’eau à la cuisine ? Au moment où je m’apprête à actionner avec délicatesse la poignée de ma chambre, pour ne pas faire de bruit, des éclats de voix me parviennent.

 

Cassandra et Julien sont encore réveillés ?

 

J’ouvre la porte et je tends l’oreille. J’entends d’autres bruits. Pourtant, quand je jette un coup d’œil dans le couloir menant vers leur chambre, je ne vois pas de lumière sous la porte.

 

Il y a cependant bien des murmures. Et cette fois-ci, je suis sûr de ne pas avoir rêvé.

 

Je pense d’abord à quelqu’un qui regarde la télé, mais ça semble provenir de la cuisine.

 

Je sors de ma chambre, le carrelage est froid sous mes pieds.

 

Encore du bruit. Je stoppe net. Ce ne sont tout de même pas des cambrioleurs ? Ce serait le comble ! Qu’on se fasse cambrioler lors de ma première nuit dans l’appart !

 

Je me raisonne immédiatement. Surtout quand je constate qu’il y a de la lumière venant de la cuisine. L’un de mes deux colocs a dû avoir un petit creux ou une petite soif et se prépare quelque chose.

 

J’entends un gémissement. Ça m’amuse.

 

Julien a dû tomber sur les restes de tacos et il se fait un petit plaisir nocturne !

 

C’est vrai qu’ils étaient particulièrement bons.

 

Je vais aller le rejoindre. Après tout, c’est un des avantages de la vie en communauté : pouvoir partager une discussion impromptue à deux heures du matin quand le sommeil n’est pas là.

 

Mais quand je passe la porte de la cuisine, je me fige.

 

Mes yeux s’écarquillent et je suis médusé.

 

Le spectacle qui s’offre à moi n’est vraiment pas celui auquel je m’attendais.

 

Et encore moins la question que me pose mon nouveau coloc !

 

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