Kristen Rivers - Romance Contemporaine
Elsa, artisane sensible et farouchement indépendante, voit sa vie basculer lorsque Henrik, héritier d’un empire commercial, menace d’expulser sa communauté d’artisans. Leur confrontation se transforme pourtant peu à peu en collaboration, puis en un lien émotionnel inattendu. Au fil de … plus
Le ciel est encore parsemé d’étoiles quand mes doigts commencent déjà à travailler la cire. C’est mon moment préféré de la journée. Le silence. La solitude. L’ordre. Tout est exactement comme ça doit être dans mon petit atelier. J’en possède deux. Un chez moi – ou plutôt chez ma grand-mère, que je surnomme Bedstemor – et un autre, plus petit, sur la place principale d’Aabenraa. Là où je tiens un étal.
Je pèse avec précision 253 grammes de cire de soja. Pas 252. Pas 254. Exactement 253. Mes balances digitales affichent le chiffre parfait et une vague de satisfaction me parcourt. Je verse la cire dans le bain-marie et la regarde fondre lentement, transformant le bloc blanc en un liquide soyeux.
Selon mon horaire matinal précis, j’ai exactement dix-sept minutes avant de devoir ajouter les huiles essentielles. Pas une de plus, pas une de moins. Pendant ce temps, je prépare méticuleusement mes moules, alignant les mèches avec une concentration totale. Chacune doit être parfaitement centrée. Je vérifie trois fois. Toujours trois fois.
À 5h47 exactement, j’ouvre mon coffret d’huiles essentielles. Mes doigts caressent les flacons comme d’anciens amis. Bergamote. Lavande. Bois de santal. Je les connais par cœur, mais je dois quand même vérifier les étiquettes. Règle numéro un : ne jamais faire confiance à sa mémoire quand on peut vérifier.
Pour la collection d’aujourd’hui, je mélange bergamote et bois de santal avec une pointe de vanille. Je ferme les yeux en retirant les bouchons. L’odeur m’envahit comme une vague, intense, presque douloureuse. Les gens normaux ne sentent pas comme ça. Je le sais. Pour eux, c’est juste “agréable”. Pour moi, c’est un tsunami sensoriel, une symphonie chimique qui fait vibrer chaque terminaison nerveuse.
Je compte les gouttes à voix basse.
“Un, deux, trois…”
La porte de l’atelier s’ouvre doucement, interrompant mon rituel. C’est grand-mère Ingrid. Je sais que c’est elle sans même me retourner. Son parfum d’amande douce et de thé au jasmin. Sa façon de marcher, légèrement traînante du pied gauche. Sa respiration, plus laborieuse que d’habitude ce matin.
“Elsa, ma chérie, tu es déjà debout ?” demande-t-elle d’une voix encore endormie.
“Il est 5h53. Je me lève toujours à 5 heures.”
Elle rit doucement. Je ne comprends pas pourquoi. Je n’ai rien dit de drôle. J’ai simplement énoncé un fait. À vingt-cinq ans, je peine encore à saisir les subtilités de la communication.
“Bien sûr, bien sûr. Je pensais juste que tu pourrais dormir un peu plus aujourd’hui. Il neige.”
Je me retourne, surprise. La neige n’était pas prévue avant jeudi selon l’application météo que j’ai consultée hier soir à 21h42 précisément.
“Mais on est mardi. La neige est prévue pour jeudi.”
“La météo se trompe parfois, ma chérie.”
C’est illogique. Les prévisions météorologiques sont basées sur des modèles mathématiques complexes. Les mathématiques ne se trompent pas. Les interprétations humaines, peut-être, mais…
“Oh ! Qu’est-ce que c’est ?” s’exclame grand-mère, me coupant dans mes réflexions.
Elle regarde une nouvelle création que j’ai terminée hier soir. Une bougie cylindrique aux teintes bleu nuit parsemée d’inclusions argentées. Je l’ai conçue pour rappeler le ciel danois lors des nuits les plus froides de décembre, quand les étoiles semblent suspendues si bas qu’on pourrait presque les toucher.
“C’est la plus belle que tu aies jamais faite, Elsa.”
Je fronce les sourcils. Cette affirmation est subjectivement impossible à quantifier.
“Tu as dit la même chose pour la bougie ambrée la semaine dernière. Et pour celle aux teintes océaniques le mois dernier. Tes données manquent de cohérence, Grand-mère.”
Elle éclate de rire, ce rire chaud qui fait des petites rides autour de ses yeux. Puis elle tousse, une quinte longue et rauque qui fait trembler son corps mince. Je compte la durée instinctivement. Quatorze secondes. Deux de plus qu’hier.
“Tes médicaments” lui rappelé-je, vérifiant l’heure. “Il est temps pour ta dose matinale.”
Elle hoche la tête, reprenant son souffle. Je note mentalement : appeler la pharmacie pour le renouvellement. Vérifier notre compte en banque. Reprendre mes projections financières sur notre capacité à nous permettre le nouveau traitement dont le docteur Sakly a parlé. Il s’agit d’un traitement innovant qui n’est pas encore remboursé par la sécurité sociale, bien sûr. Même si ça m’embête parce que ça ne correspond pas à ma philosophie, je vais devoir augmenter le prix de mes bougies d’un cran si je veux pouvoir espérer donner cette chance à ma grand-mère.
Pendant que grand-mère retourne à la cuisine, je termine mes bougies, versant délicatement la cire parfumée dans les moules. 38 secondes par moule. Pas une de plus, pas une de moins.
À 7h15 précises, j’entre dans la cuisine avec le plateau du petit-déjeuner que j’ai préparé. Tout est disposé selon un schéma précis : pain grillé à gauche, confiture au milieu, thé à droite. Les médicaments de grand-mère sont alignés par taille à côté de son verre d’eau.
“Oh Elsa, regarde, il neige encore plus fort !” s’exclame-t-elle en pointant la fenêtre. “Pourtant, nous ne sommes que début novembre, il faut croire qu’Aabenraa était pressée de se couvrir de son manteau blanc !”
Je jette un coup d’œil par la fenêtre. Les flocons tombent en spirales hypnotiques. Je les observe, fascinée par leurs mouvements aléatoires qui forment pourtant des motifs reconnaissables. Je pourrais les observer pendant des heures, mais mon horaire interne me rappelle à l’ordre.
“Je dois partir dans exactement vingt-sept minutes pour installer mon étal.”
Bedstemor prend sa première pilule, la bleue, avec une gorgée d’eau.
“J’ai entendu dire que le centre commercial a été vendu. Les travaux viennent de commencer” dit-elle soudain.
Je m’immobilise, ma tasse de thé suspendue à mi-chemin de mes lèvres.
“Vendu ? À qui ?”
“Je ne sais pas exactement. Une grande entreprise de Copenhague, je crois. Cela s’est apparemment fait il y a plusieurs semaines, mais évidemment, on ne l’apprend que maintenant.”
Quelque chose de désagréable se noue dans mon estomac. Je n’aime pas les changements imprévus. Ils déséquilibrent mon monde soigneusement orchestré.
“Oh” réponds-je simplement, incapable d’articuler la sensation de malaise qui m’envahit.
Bedstemor me regarde avec cette expression qu’elle a quand elle essaie de lire mes pensées. Elle sait que je déteste l’incertitude.
“Ne t’inquiète pas trop, ma chérie. Ça ne change probablement rien pour toi.”
Mais sa voix manque de conviction, et cette légère tension dans ses épaules trahit son inquiétude. Je hoche la tête, faisant semblant de la croire. C’est plus simple ainsi.
Je quitte la maison à 8h12 exactement, mon sac soigneusement préparé avec les nouvelles bougies et quelques-unes des anciennes que je n’ai pas encore vendues.
La neige crisse sous mes bottes. C’est un son que j’aime habituellement, prévisible et rythmique, mais aujourd’hui il me paraît différent. Moins réconfortant. C’est la première grande neige de l’année et elle ne m’apporte pas le réconfort auquel j’aspirais.
J’emprunte mon chemin habituel vers la place centrale, qui ne se situe pas très loin de la maison de ma grand-mère, évitant soigneusement la rue principale trop bruyante même à cette heure. Je contourne le café où les conversations matinales créent une cacophonie insupportable. Je passe derrière la boulangerie où l’odeur trop intense de pain chaud m’agresse les narines.
Je connais chaque pavé, chaque angle, chaque zone de sécurité où je peux me mettre temporairement à l’abri, sans agressions sensorielles.
Les autres vendeurs sont déjà là, s’affairant autour de leurs étals. Parfois, quand le temps est mauvais, on s’installe à l’intérieur du centre commercial. J’imagine qu’avec le nouvel acquéreur, ce ne sera plus possible.
Les vendeurs me saluent avec des sourires que je ne comprends pas toujours mais que j’imite pour faire plaisir.
“Bonjour, Elsa !” lance Thomas, le vendeur de fromages. “Belle journée, non ?”
Je regarde le ciel gris, la neige qui tombe. Belle journée ? C’est objectivement inexact. Mais j’ai appris que certaines questions n’en sont pas vraiment.
“Bonjour, Thomas.”
Mon étal est toujours au même endroit, entre celui de Niels et celui de Margarethe qui vend des tricots colorés. Il s’agit d’une simple table en bois, protégée d’une nappe bleu clair qui ne craint ni le feu ni la pluie. Elle mesure 2,22 mètres de long exactement. J’installe mes bougies selon un ordre précis que j’ai mis des mois à perfectionner : dégradé chromatique parfait, du bleu le plus profond au blanc le plus pur, en passant par des gradations de violets, roses et jaunes.
Je remarque immédiatement une agitation inhabituelle sur la place. Les vendeurs forment de petits groupes, parlent à voix basse. Leurs expressions sont tendues, inquiètes. Enfin, je crois. Je ne suis pas très douée pour décoder les émotions des autres.
Ce qui est sûr, c’est que quelque chose perturbe l’équilibre habituel. Je perçois des regards fréquents vers le centre commercial qui domine la place de sa façade imposante.
L’anxiété des autres commence à déteindre sur moi. Je sens ma respiration s’accélérer, mes mains trembler légèrement. Je dois retrouver mon calme.
Je sors discrètement une petite bougie bleue étoilée de mon sac personnel. Celle que j’ai montrée à Bedstemor ce matin. Je l’allume avec des gestes précis. La plupart de mes bougies ont pour but d’être vendues, mais j’en conserve certaines pour mon usage personnel quand j’ai besoin de me calmer.
La flamme vacille, puis se stabilise. Je la fixe intensément, laissant sa danse hypnotique apaiser le chaos dans ma tête.
Respire. Un. Deux. Trois.
La lumière ondule doucement, projetant des reflets argentés. Je m’y perds volontairement, laissant le monde extérieur s’estomper.
Dans cette lumière fragile, je vois des images. Une mer calme sous un ciel étoilé. Un chemin lumineux sur l’eau. La sécurité. L’ordre.
Les gens me croient étrange quand je parle des visions que me procurent mes bougies. Je ne les mentionne plus.
Quand je relève les yeux, mon regard est attiré par un mouvement près du centre commercial. Des ouvriers installent quelque chose au-dessus de l’entrée principale. De grandes lettres métalliques qui commencent à prendre forme :
[F-R-O…]
Un frisson me parcourt, qui n’a rien à voir avec la neige. Quelque chose approche. Quelque chose qui menace mon monde soigneusement ordonné. Je le sens avec la même certitude que je ressens l’orage avant que le premier grondement de tonnerre ne retentisse.
La flamme de ma bougie vacille soudain, comme en écho à mon inquiétude. Mais elle ne s’éteint pas. Elle continue de briller, petite mais persistante, dans le froid de ce matin d’hiver.