 
        Charlotte Munich - Romance Fantasy
Audrey mène une double vie : Parisienne sage le jour, elle devient la nuit l’Ombre, une journaliste insaisissable qui traque les puissants corrompus. Son enquête sur un laboratoire pharmaceutique la conduit au cœur d’un piège, face à la redoutable reine … plus
J’aime mon métier. D’un amour sincère. J’aime le silence feutré de l’open space, les chaussures à talons, les jolis sacs à main, les réunions civilisées, les défis intellectuels, les vernissages et les brainstormings. J’aime le champagne et les petits fours. J’aime la nuit parisienne, les documents Word bien formatés, les articles de papeterie avec du papier glacé, les cosmétiques de luxe et les gentils garçons qui s’entretiennent bien. Je suis une adulte équilibrée et j’aime ma vie. Même si elle est bizarre et qu’elle va me rendre chèvre.
Je l’ai choisie comme ça. Tout ce que je fais, je le fais pour une bonne raison.
C’est ce que je me répète en boucle lorsque le type sort de la salle de réunion avec mon boss, et qu’il me gratifie d’un regard plongeant aussi visqueux qu’une léchouille de bave d’escargot. D’abord mes cheveux, puis ma bouche, puis mon décolleté. Je sais que j’en joue, que c’est mon assurance-vie d’être une blonde sexy et souriante, mais parfois, ça me donne juste envie de hurler de frustration.
Pour l’instant, tout ce que je peux faire, c’est lui offrir en retour un sourire professionnel qui ne faiblit pas, et attendre qu’il s’éloigne. Même si personne ne me voit, je garde le sourire encore trente secondes, jusqu’à presque en oublier qu’il étire encore les muscles de mon visage.
Ensuite, je prends une grande inspiration et une gorgée de café pour me calmer, puis j’attaque à nouveau le clavier de mon ordinateur avec mes ongles laqués de rose. Je suis en train de dresser la liste des risques d’un client énergéticien, et ça me détend. En particulier les risques industriels.
J’adore m’imaginer que ça explose.
Xavier, mon boss, reparaît quelques minutes plus tard, après avoir raccompagné le prospect jusqu’à l’entrée. Il dépose sur mon bureau très bien rangé une liasse de documents et de plaquettes institutionnelles, quelques feuilles A4 imprimées aussi.
“Est-ce que tu peux jeter un coup d’œil à tout ça ? Je ne les sens pas trop.”
En quelques phrases, il m’explique le problème du client : trop de mauvais articles dans la presse ces derniers temps. Il faut dire que s’ils arrêtaient de polluer les rivières à tour de bras avec leurs usines, leur image s’en trouverait grandement améliorée.
Je prends la patate chaude et Xavier part draguer un autre prospect. Cette agence de communication institutionnelle, c’est lui qui l’a fondée. Il a du talent et des principes, je lui souhaite d’aller loin. Pour l’instant, on n’est que quatre dans la boîte. C’est un job intéressant, même – ou surtout – si on côtoie parfois des individus peu scrupuleux.
Tandis que le calme retombe sur le minuscule open space, je feuillète la documentation du client en sirotant la fin de mon café un peu tiède et un peu trop fort. Je me suis couchée beaucoup trop tard hier.
Le type qui vient de partir demande le package de communication de crise. Il ne me faut pas dix minutes pour constater que nous allons probablement refuser ce client parce que c’est évident : ce dont il a besoin, ce n’est pas d’une cartographie des risques d’image, d’un protocole de crise et encore moins de messages clés.
Ce qu’il lui faut, c’est une conscience environnementale, voire une conscience tout court, pendant qu’on y est. Ça, et environ quinze millions pour rénover au moins deux de ses usines.
Dans mon petit carnet rose, j’inscris le nom et les coordonnées du PDG, du responsable d’établissement, je fais une rapide recherche sur l’actionnaire principal et j’ajoute quelques notes. Mais je ne suis pas sûre d’avoir le temps d’intervenir, en tout cas pas pour le moment.
Là, je suis sur quelque chose de beaucoup plus gros.
Justement, mon portable sonne, et c’est Pierrick. Pierrick est un journaliste d’investigation indépendant et très ambitieux. On a fait nos études ensemble, avant de prendre des chemins différents. Il pense que je suis son indic, quand en fait, c’est plutôt l’inverse.
“Salut, ma jolie. Quoi de neuf ?”
“Salut, Pierrick. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?”
“Tu travailles toujours pour Baudreux ?”
“Ouaip, toujours.”
Baudreux Technologies est un de nos plus gros clients ; s’il nous plaquait, Xavier devrait sans doute mettre la clé sous la porte. J’ai d’autres raisons personnelles de vouloir travailler pour ces gens, bien qu’ils me dégoûtent profondément.
“Et t’arrives à dormir la nuit ?” attaque mon ancien camarade de promo.
“Mouais” fais-je. “Plutôt bien, d’ailleurs.”
Si tu savais ce que je fais de mes nuits, Pierrick.
“Et tu étais au courant qu’Anselme vient d’être mis en garde à vue ?”
Edouard Anselme est le directeur des opérations de Baudreux. Je me doutais que la police allait s’intéresser à lui rapidement, mais je ne savais pas qu’elle était déjà intervenue.
Je suspecte Pierrick de prendre un malin plaisir à me faire savoir qu’il est plus informé des péripéties de la vie judiciaire de mon client que moi. Il est journaliste : les scoops, les exclus, dominer la blonde qui l’a gratté au classement final de Sciences Po, ça l’excite.
En tout cas, c’est le moment pour moi de faire l’ingénue. D’expérience, même au téléphone, ça aide d’afficher la bonne expression faciale. C’est pour ça que j’ai un miroir sur mon bureau – pour me remaquiller, mais aussi pour veiller à la façon dont mes yeux bleus et ma bouche cerise deviennent tout ronds et tout naïfs.
“Quoi ? Tu délires. C’est pas vrai ! Mince alors.”
“Si” se rengorge-t-il. “Je viens d’avoir une de mes sources policières. Ce matin aux aurores. Du coup, est-ce tu penses que Baudreux Tech fera des commentaires ?”
“Je n’ai pas encore reçu d’instructions à ce sujet. Tu imagines bien que c’est un peu frais, il va falloir que je me renseigne. Si ça se trouve, l’arrestation d’Anselme n’a aucun rapport avec son travail.”
Intérieurement, je jubile. Ça fait un moment que je traque Baudreux.
“Ça a tout à voir avec son travail” insiste Pierrick. “C’est suite à la révélation qu’elle a faite la nuit dernière sur son blog.”
Je réprime un bâillement et je continue à faire l’andouille.
“Elle ?”
“Tu sais très bien de qui je parle. L’Ombre. Elle a publié un papier sur Anselme pendant la nuit. Sur les sweatshops bizarres de Baudreux.”
“L’Ombre ? Encore elle ?”
L’Ombre : une journaliste blogueuse insaisissable, qui se glisse partout pour enquêter la nuit, et qui se déjoue de toutes les tentatives pour l’identifier. Elle a apparemment décidé de nettoyer la capitale de tous ceux qui exploitent les plus faibles.
Elle publie une ou deux fois par semaine, grand maximum, uniquement quand elle a de quoi jeter un pavé dans la mare et éclabousser la moitié de Paris.
Personne n’a réussi à découvrir son identité. Les seuls trucs qu’on sait sur elle, c’est ce qu’elle a elle-même révélé. Ça rend la police zinzin et ça fait bander les journalistes. Ils s’imaginent tous qu’ils vont pouvoir la démasquer, mais elle est meilleure qu’eux en informatique, ou alors elle a un bon hacker.
C’est vrai : j’ai un super hacker. C’est mon demi-frère, Karim, c’est un génie. Et ce papier dont Pierrick parle, c’est littéralement la raison pour laquelle j’ai dû utiliser une double dose d’anticernes ce matin.
L’Ombre, c’est moi. Mais ça, Pierrick ne le saura jamais.
“Ah bon” m’entends-je dire de ma voix de poupée. “Il faut que j’aille la lire, alors. Tu peux m’envoyer tes questions par mail et je verrai ce que je peux faire pour toi.”
Il ronchonne un peu, puis finit par accepter, et nous raccrochons.
Ensuite, je reste comme ça un moment, les yeux sur le faux plafond, à m’autocongratuler en silence.
On dirait bien que j’ai réussi à dégommer le numéro trois de Baudreux. Ça ne va pas suffire, mais c’est déjà énorme. Mentalement, j’épingle Edouard Anselme à mon tableau de chasse secret, puis je me lève et je quitte mon bureau avec ma tasse rose. Tout ça mérite un deuxième café.