Un chemin pavé d'étoiles - Webnovel - Narae

Un chemin pavé d'étoiles

Choren - New Adult

Milo, autrice brisée par le deuil, entend bien vivre seule avec ses deux chats. Lorsqu’elle remarque que sa cousine Sélène craque pour le lumineux Narcisse, elle décide de s’improviser Cupidon, sans se douter que son plan parfait se retournera contre … plus


52 Épisodes

Épisode 1

 

Milo

 

“Je suis morte de trouille.”

“Toi, morte de trouille ? On aura tout vu ! Allez, Milo, tu vas tout déchirer.”

 

Elle est bien mignonne, Sélène, mais ce n’est pas elle qui va se retrouver devant une foule en délire. On me l’aurait dit la semaine dernière, je ne l’aurais pas cru, mais là, je dois me rendre à l’évidence : ces gens sont là pour moi. Ils vont me passer au crible, ils vont m’interroger, et mes réponses vont peut-être briser toutes leurs attentes et leurs espoirs.

 

Je jette un dernier coup d’œil à Sélène et à Robin, mes uniques soutiens dans cette épreuve à venir. Je prends une profonde inspiration et enfile un masque de cheval, que Sélène m’aide à ajuster. Vous ne pensiez tout de même pas que j’allais me jeter dans la fosse aux lions sans au moins un bouclier ? Remarque, le choix du masque de cheval est plus que discutable, mais je n’avais pas d’autre idée et rien de mieux sous la main.

 

“Voilà, tu es magnifique, comme ça !” me raille Robin.

“J’aurais aimé que Narcisse soit là pour voir ça” renchérit Sélène d’une voix douce.

 

Heureusement, le masque de cheval dissimule mon sourire un peu triste. Ça me tue de l’admettre, mais son absence me touche énormément. Je n’ai pas le temps de m’appesantir à son sujet, car une voix annonce dans le micro :

 

“Mesdames et messieurs, je vous prie de réserver un tonnerre d’applaudissements à Arenko !”

 

Mon instinct de survie me hurle de faire volte-face et de me barrer en courant, mais les mains de Sélène et de Robin posées sur mes épaules m’empêchent de céder à la lâcheté. Il ne me reste qu’une seule option, je crois bien.

 

Je quitte la sécurité des coulisses pour arriver sous les feux des projecteurs. Enfin, les spots du salon du livre de Patreuil, plutôt. Comme je n’y vois pas grand-chose à cause de ce masque de cheval, je manque de me rétamer deux fois, mais j’atteins finalement mon fauteuil. En face de moi, mon éditrice, un micro dans la main. J’attrape celui sur la table.

 

Et là, je tourne la tête et je les vois enfin : les dizaines, les centaines de visages qui sont tournés vers moi, et qui semblent se dire à l’unisson : “Mais bon sang, c’est qui, cette folle qui vient à l’interview d’un grand salon du livre avec un masque de cheval sur la tête ?”

 

Je leur expliquerais bien le pourquoi du comment, mais il faudrait revenir quelque temps plus tôt et passer en revue une suite improbable d’événements. Un dîner d’anniversaire raté, quelques tomes du manga Page One, un plan démoniaque pour mettre deux personnes en couple, des nuits d’orage, d’innombrables portes claquées, la visite d’un fantôme, un syndrome de la page blanche… et surtout, des vies bouleversées par un simple battement d’ailes de papillon.

 

Ça vous semble un peu trop gros pour justifier une simple présence à un salon du livre ? Alors, laissez-moi vous ramener quelques mois en arrière. Presque un an tout pile, quand j’y repense. J’avais accueilli Sélène chez moi pour qu’elle vienne chercher son tome 3 des Chroniques d’Eternara…

 

***

 

Sélène

 

Du bout de mon gant, je presse le bouton de l’interphone. Ce début de mois de décembre nous a gratifiés de températures proches du zéro, si bien que je grelotte sur place en attendant que la propriétaire de l’appartement daigne m’ouvrir la porte. Ce que, évidemment, elle refuse de faire. Du moins, pas dans l’immédiat. Pas tant qu’on ne lui a pas montré patte blanche.

 

Après deux bonnes minutes – sans doute le temps qu’elle émerge de son sommeil et trouve l’énergie de quitter son lit – et plusieurs appels de ma part, un grésillement caractéristique retentit enfin et une voix agacée s’élève :

 

“Je suis pas là.”

“C’est moi, Milo. Ta cousine adorée.”

“Raison de plus pour pas être là.”

“Je t’ai apporté le dernier tome de Page One.”

 

Clac. La porte est déverrouillée. Avec un petit sourire aux lèvres, j’entame cette ascension de quatre étages qui me mènera à l’appartement de ma cousine. Elle aura beau se croire forte et indépendante, tant que les Page One sortiront tous les deux mois, j’aurai un moyen de la corrompre pour accéder à son temple jalousement gardé.

 

Enfin arrivée devant la porte d’entrée, j’entre sans même toquer. Je suis aussitôt accueillie non pas par la propriétaire de l’appartement, mais par la jolie Pâte à Crêpes qui se frotte contre mes jambes en ronronnant. Je caresse affectueusement sa petite tête noire.

 

“Hello, Pâte à Crêpes. Comment va ta maman ?”

“T’as pas bientôt fini de débiter des conneries ?” résonne une voix irritée. “Retire tes grolles, j’ai fait le ménage hier.”

 

Je ne risquerai aucun commentaire sur ledit ménage visiblement superficiel. Quand j’entre dans le salon qui fait office de bureau, c’est le même capharnaüm que d’habitude, celui dans lequel elle se sent bien selon ses propres dires. Elle-même est allongée sur le tapis et bouquine sans vraiment prêter attention au texte : ses yeux papillonnent sur les lignes sans jamais s’arrêter. Ramequin, son autre chat aussi roux qu’elle, est allongée contre son flanc.

 

Dès que je m’approche, elle (Ramequin, pas Milo) me jette un regard noir, se lève en s’étirant et s’éloigne avec une lenteur calculée. Message reçu, ce n’est pas aujourd’hui que je réussirai à caresser cette vieille minette lunatique.

 

“Coucou, Milo. Ça va ?”

 

Pour toute réponse, elle pose son bouquin, se redresse légèrement et tend la main dans ma direction. Message reçu, je sors le Page One de mon sac et le lui donne. Enfin, son visage se détend un peu et elle semble s’intéresser à moi.

 

“Trouve-toi un coin où y a pas trop de bordel” dit-elle en me désignant son canapé couvert de feuilles en tout genre. “Tu veux boire un truc ? T’as déjà petit-déjeuné ?”

 

Elle se lève et se rend dans sa cuisine. Pâte à Crêpes la suit à la trace et se faufile entre ses jambes pour réclamer à manger.

 

“Il est 14h00, tu sais ?” lui fais-je remarquer.

“Oh, déjà ? Je comprends mieux pourquoi j’ai la dalle. Un jus de pomme, ça te va ? J’ai que ça, de toute façon. Enfin, j’ai un fond de jus d’orange, mais vu sa couleur, je te le conseille pas trop.”

“Le jus de pomme ira très bien.”

 

Tout en me servant un verre, elle lance la machine à café. J’ai une théorie selon laquelle c’est du café qui coule dans ses veines, mais je crois que sans ça, elle ne quitterait jamais son lit.

 

“Qu’est-ce que tu fous là, sinon ? T’as pas tes super cours de littérature, aujourd’hui ?” fait-elle de son ton sarcastique habituel.

“On est samedi, tu sais ?” rétorqué-je sur le même ton.

“Oh, déjà ? Je comprends mieux pourquoi j’ai dormi jusqu’à quatorze heures. Tiens, pendant que j’y pense, ton cadeau d’anniversaire est sur la table basse.”

 

Un petit sourire étire mes lèvres. Elle aura beau jouer les filles étourdies et sans cœur, Milo restera la cousine attentionnée qu’elle a toujours été. Je trouve le petit paquet, arrache le papier cadeau et découvre un roman. Aussitôt, je m’écrie :

 

“Oh, ça alors ! Tu l’as déjà reçu ?”

“J’ai littéralement harcelé la maison d’édition pour l’avoir à temps, mais oui, le voilà ! Tout chaud sorti de chez l’imprimerie !”

 

Entre mes mains, le troisième et avant-dernier tome des Chroniques d’Eternara. Même si je l’ai déjà lu une bonne demi-douzaine de fois, je sais déjà que ce soir, je parcourrai une nouvelle fois cette histoire que j’affectionne tant.

 

“Ça a beau être ton sixième bouquin, ça fait toujours quelque chose, de le tenir entre ses mains pour de vrai” souris-je.

“N’est-ce pas ? Un beau bébé, celui-là, même s’il m’en aura bien fait baver.”

 

Milo est autrice à plein temps depuis ses dix-sept ans. Alors oui, ça sonne bien sur le papier, mais elle a développé une sorte de syndrome de l’imposteur doublé d’une honte maladive de son propre métier, qui se traduisent de deux manières différentes : elle est persuadée que chacune de ses œuvres ne se vend pas, et elle refuse que je parle de ses travaux à qui que ce soit. C’est à peine si ses propres parents savent ce qu’elle fait, enfermée dans son appartement depuis plus de deux ans.

 

Sur la première page m’attend l’habituelle dédicace. Son écriture est presque illisible, mais au fil du temps, j’ai appris à la déchiffrer au premier coup d’œil :

 

Un joyeux anniversaire à ma relectrice préférée. Et encore désolée d’avoir tué ton petit chouchou, hein.

 

“T’étais vraiment obligée de me rappeler cet événement tragique ?” gémis-je.

“Ce serait pas drôle, sinon. Tiens, ton jus de pomme.”

 

Elle me passe le verre, retourne dans la cuisine pour récupérer sa propre tasse à café et s’installe dans le pouf en face de moi. Du menton, elle désigne un carton ouvert dans un coin :

 

“Comme d’hab’, tu peux te servir dans mes exemplaires auteur, si tu veux.”

“Tu pourras me les dédicacer ?”

“Si ça t’amuse.”

 

C’est devenu un petit rituel depuis la sortie du premier tome des Chroniques d’Eternara : au lieu de laisser les exemplaires auteur dormir dans leur coin, je les fais gagner par tirage au sort sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas comme si elle comptait les offrir à quelqu’un d’autre que moi, de toute façon.

 

“Tu sais, y a carrément une légende sur nous deux, sur Internet. Tu es l’autrice qui ne dédicace que huit exemplaires de chacun de ses livres, et moi, la mystérieuse bienfaitrice qui les fait gagner à huit fans chanceux.”

 

Elle hausse les épaules, complètement indifférente à cet engouement dont elle ne comprend ni la nature ni les proportions.

 

“Tant que tu les envoies pas avant la date de sortie officielle, tu fais bien ce que tu veux.”

“Dans dix jours, c’est ça ?”

“Yep.”

 

Milo pose sa tasse de café, cherche un stylo sur son bureau pendant cinq bonnes minutes puis signe les huit tomes à même le carton. Tout en luttant pour ouvrir chaque livre d’une main tout en gribouillant sa signature, elle me demande :

 

“Bon, et sinon, tu m’as toujours pas dit pourquoi t’étais venue. Tu veux me demander quoi ?”

“J’aurais très bien pu passer juste pour t’apporter le Page One.”

“Tu aurais pu, oui. Mais vu ton attitude, t’as autre chose en tête.”

 

Je pousse un léger soupir. J’oublie parfois à quel point ma cousine peut être perspicace… pour certaines choses, en tout cas. Et surtout quand ça me concerne, à mon plus grand désespoir. Impossible de lui cacher quoi que ce soit.

 

Ça ne va pas lui plaire. Je le sais. Je prends une grande et profonde inspiration, puis je déclare ce que j’ai sur le cœur :

 

“J’organise une petite soirée pour fêter mes vingt ans, et j’aimerais que tu sois là.”

 

Elle éclate de rire et en loupe complètement sa dernière dédicace.

 

“T’en as de bonnes, toi. Bon, plus sérieusement, pourquoi t’es là ?”

“Pour t’inviter à ma soirée d’anniversaire” insisté-je. “Papa et maman m’ont laissé le champ libre, alors c’est l’occasion rêvée d’en faire une.”

“C’était drôle la première fois, mais là, ça devient bof. J’ai jamais été une grande adepte du comique de répétition, tu le sais bien.”

 

Nos regards se croisent, et elle finit par comprendre que je suis sérieuse. Je l’entendrais presque jurer mentalement. D’un autre côté, je sais que je lui en demande beaucoup, mais j’estime qu’elle peut bien m’accorder ce petit caprice. Elle me répond de sa voix la plus ferme :

 

“C’est hors de question.”

 

D’accord. À moi de la convaincre. Je récite tous les arguments que j’avais préparés à l’avance :

 

“On sera en tout petit comité. Iris, Robin et deux autres personnes, c’est tout. Je les ai briefés, et ils sont tous d’accord : pas une seule goutte d’alcool. On discutera autour d’une crepe party et on fera des jeux de société. Si tu veux, tu peux apporter ta console. Je t’accompagnerai dans les transports en commun à l’aller comme au retour pour que tu ne sois pas seule, et dans tous les cas, tu seras chez toi avant vingt-trois heures. Ça te va ?”

“Tu oses me demander si ça me va ?!” s’écrie-t-elle. “Bon sang, Sélène, tu me demandes de passer quatre ou cinq heures avec des êtres humains qui vont vouloir parler avec moi ! Non, bien sûr que ça ira pas ! Et puis de toute façon, je peux pas, mon emploi du temps est ultra chargé.”

“Je n’aurai pas vingt ans deux fois dans ma vie. J’ai rien dit pour mes dix-neuf ans où tu m’as posé un lapin au cinéma, ni pour mes dix-huit ans où tu me boudais pour une raison complètement stupide que j’ai oubliée. Alors pour mes vingt ans, je veux que tu sois là. Et ce n’est pas négociable.”

 

Milo reste quelques secondes silencieuse, sans doute pour passer ses options en revue. Incapable de trouver une échappatoire, elle finit par pousser un immense soupir :

 

“Bon, OK. Mais au moindre problème, je n’hésiterai pas à claquer la porte.”

 

***

 

Mettre Milo dans un tramway, c’est toujours une expérience assez particulière à vivre. Déjà, comme elle déteste attendre, elle fait les cent pas à l’arrêt. Ensuite, quand elle monte dans le véhicule, elle lutte avec ses poches pour trouver son ticket. Pour finir, elle se terre dans un coin, serre son énorme sac contre elle (elle a embarqué son ordinateur et la dernière console de salon), se camoufle dans sa capuche et met le son de son casque à fond. Je me place juste à côté d’elle et, de mon corps, je forme une frontière entre la foule et elle.

 

Pour lui changer les idées, je dégaine mon téléphone et je lui montre des vidéos amusantes de chats sur Instatok. Pas un seul sourire, mais son regard fixe m’indique qu’elle se détend. Un tout petit peu. Les véhicules qui bougent, c’est très loin d’être sa tasse de thé.

 

Quand on descend, elle retrouve magiquement la parole :

 

“Non mais attends, le prix du billet est passé à 1,80 € ? C’est une blague ? Comment ils veulent encourager les gens à abandonner la voiture avec des tarifs pareils ? On aurait dû faire le trajet à pied.”

“Tu aurais préféré marcher une heure dans le froid ?”

“Presque, ouais.”

 

J’ouvre la porte de la maison familiale. Située juste à côté de la fac, elle me permet de me rendre en cours en cinq minutes sans avoir à me soucier d’un loyer. Je sais que Milo en veut à mes parents d’avoir déménagé juste avant mon entrée à l’université, qu’elle aurait souhaité habiter avec moi. C’est probablement pour cette raison qu’elle me boudait à mes dix-huit ans, d’ailleurs. Alors que je m’attendais à une remarque acerbe de sa part, elle me suit à l’intérieur sans un mot et jette ses affaires sur le canapé du salon.

 

Il est 16h00 : nous avons encore deux heures de latence avant que mes amis débarquent. Je m’attelle à tout préparer, et Milo me donne un coup de main à son rythme, c’est-à-dire une lenteur presque cosmique. Au moins, elle y met du sien. On rit de ma pâte qui a une drôle d’allure, elle fait quelques crêpes en forme de chat (“Regarde, Pâte à Crêpes en pâte à crêpes !”) et elle m’expose quelques idées pour le grand final des Chroniques d’Eternara. Bientôt, prise d’une soudaine inspiration, elle déserte la cuisine et se rue sur son ordinateur pour noter quelques idées à la volée.

 

C’est à cet instant qu’on toque à la porte. Sa réaction est immédiate : elle ferme son ordinateur et se fige, comme un animal qu’on aurait pris au piège. S’il y a deux choses que Milo déteste par-dessus tout, c’est bouleverser son quotidien et rencontrer de nouvelles personnes. Mais moi, je suis confiante : deux de nos invités sont nos amis d’enfance, et les deux autres ne se laisseront pas démonter par son caractère impulsif.

 

J’ouvre la porte, et la maison familiale devient rapidement très animée. Quatre paires de pieds s’essuient sur le paillasson, quatre paires de joues s’abattent sur les miennes avec des smacks bruyants et quatre voix s’élèvent pour s’écrier :

 

“Joyeux anniversaire, Sélène !”

“Merci beaucoup ! Allez, venez, ne restez pas dans l’entrée. Amaro, Narcisse, j’ai quelqu’un à vous présenter.”

 

Le quelqu’un en question n’a pas bougé d’un centimètre. Seule et recroquevillée dans mon canapé, Milo la grande gueule n’a jamais semblé aussi vulnérable.

 

“Milo, je te présente Amaro, le copain d’Iris, et Narcisse. Les gars, je vous présente ma cousine, Milo.”

 

Un grand silence succède à ma déclaration. Autant Amaro est tout simplement distrait, autant Narcisse est, quant à lui, très concentré. Dès son entrée dans la pièce, son regard s’est fixé sur un point bien particulier. Le bras droit de Milo.

 

Ou, pour être plus précise, l’absence de bras droit de Milo.

 

 

L’info inutile :

Pâte à Crêpes, 3 ans, chat des rues noir à poils courts, adore tout le monde.

Ramequin, 13 ans, vieux chat roux à poils longs, déteste l’humanité tout entière (sauf Milo).

 

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