Gaëlle Magnier - Boys Love
Lorsqu’il hérite d’une vieille librairie à Séoul, Soo Yeon n’imagine pas à quel point sa vie va basculer. Solitaire, réservé, il consacre ses journées aux livres… jusqu’à l’arrivée d’un client au charme magnétique. Cheveux roux, regard d’or, manières déconcertantes : … plus
Alors qu’il levait les yeux avec lenteur vers les immenses gratte-ciels, le gumiho dut se rendre à l’évidence. L’ancienne cité de Hanyang, appelée Gyeongseong sous l’occupation japonaise avant de prendre le nom qu’on lui connaît aujourd’hui, Séoul, avait grandi trop vite.
Les immeubles, les parcs, les commerces, les parkings, tout avait surgi en un clin d’œil. On avait gardé les palais. Bien sûr. L’oubli était impossible. Il avait fallu reconstruire ce qui avait été détruit, pour ne pas égarer ses racines. Parce que sans racines, on ne pouvait pas s’épanouir. En tout cas, c’était plus dur. Le renard le savait. Il le savait trop bien. Il en avait croisé des humains qui tentaient d’édifier des châteaux de sable. Des châteaux qui s’effondraient sous leur nez même quand ils avaient tout donné.
Quand on voit le monde grandir autour de soi, prospérer, aller de l’avant, le désespoir s’efface, la flamme se ranime, celle du renouveau. Le désir d’un futur flamboyant s’éveille. On fait des erreurs, ça oui. C’est le propre de l’homme, pensa le renard. Le propre de la vie, car lui aussi en avait commis. Mais on avance. C’est le seul moyen de ne pas reculer. Toujours un pied devant l’autre. Et Séoul s’était mise à courir.
Grâce à ça, tout avait changé si vite que les anciens eux-mêmes étaient perdus. C’était si difficile de s’adapter. Ils regardaient vers le Nord avec encore un peu d’espoir, celui de voir leurs familles enfin réunies. Quant aux jeunes, ils s’étaient trop éloignés. Pour ces derniers, au-delà de cette frontière insurmontable, il n’y avait plus qu’un pays voisin arriéré qui ne faisait pas rêver. La rupture entre l’avant et l’après était consommée.
Le renard s’était à peine absenté, une toute petite, infime, minuscule centaine d’années. Il avait fêté un anniversaire entre temps, obtenu une queue de plus sur les neufs qu’il posséderait un jour. Il en avait huit désormais et il se sentait moins adulte chaque bougie soufflée. Il avait raté bien des choses. Hanyang n’était plus. Séoul l’avait remplacée. Cette infime rupture entre les deux avait suffi pour créer un choc. Ses yeux dorés brillaient comme ceux d’un renardeau devant l’immeuble de haut standing qui avait poussé juste ici.
Oh oui. Séoul avait grandi bien trop vite. Elle avait vécu trop de choses. La fin d’un monde, le début d’un nouveau, l’occupation, les violences, l’humiliation, l’esclavage, les guerres intestines, la faim… Il y avait eu du bon aussi. Le gumiho ne les avait pas vus, mais il y avait eu des sourires persistants, résilients. Il y avait eu beaucoup d’amour, même si ce n’était pas ça que les livres d’histoire retenaient. Il y avait eu de la réussite au prix d’efforts acharnés, il y avait eu des jeux d’enfants et toujours un salut pour respecter les aînés. Le pays du matin calme avait prospéré, protégé par les mille esprits qui veillaient sur ses terres de lumière montagneuse.
Pas le temps de s’attarder, il fallait rattraper. Rattraper tout le retard accumulé depuis des décennies. Surtout, il ne fallait pas commettre les mêmes erreurs que les voisins. Alors on avait creusé, on avait construit, on avait aménagé. Pour ne pas se laisser distancer, place à la modernité. On devait se déplacer vite, tout devait être facile. Et puis, il était essentiel de pouvoir respirer.
C’était le cas pour tous les quartiers de la ville. Celui de Seongdong n’y échappa pas. Depuis quelques années, la forêt de Séoul avait émergé de la terre. Ses arbres avaient poussé, lancé leurs branches vers la voûte céleste. Elle était arrivée comme une bouffée d’air frais pour les habitants qui pouvaient désormais s’éloigner de la pression d’une société contraignante, d’une vie trépidante.
Le gumiho en avait été ravi. Son essence le rattachait à la nature, mais il préférait le confort de la ville. Pour lui, cette forêt était idéale. Il pouvait se promener au milieu des arbres sans craindre les pièges d’un chasseur. Quand le ciel se déchirait, que les esprits déversaient leur colère sur la Terre, il rentrait dans son appartement et allumait le chauffage au sol pour ne plus avoir froid. Un détour par sa cuisine aménagée qu’il utilisait si peu, il faisait bouillir de l’eau pour se préparer une boisson à peine caféinée, mais très sucrée. Un réconfort pour le corps, autant que pour l’âme. Malgré ce que ses aînés racontaient, cette manière était inégalée afin de passer son éternité. Il avait fait ce choix quelques années plus tôt et ne le regrettait pas. Même si l’homme n’était pas digne de confiance pour les renards, il avait trouvé en eux de la bienveillance. C’était son point faible depuis qu’il était né, il s’attachait trop à ces êtres éphémères capables du pire comme du meilleur.
Dans cet appartement qu’il occupait depuis peu de temps, il avait tout le confort à proximité. Si d’un côté, la baie vitrée donnait sur le parc et la nature, la porte de l’immeuble lui permettait de satisfaire son amour des belles choses. Il adorait s’apprêter, prendre soin de lui. Sans doute des goûts qu’il tenait de sa mère. En ville, il pouvait passer des après-midi entiers à choisir un nouveau jean oversize comme les portaient les jeunes dans les vidéos à la télé.
Près des immenses parterres de tulipes et d’azalées, de grands magasins de luxe avaient, eux aussi, poussé. Les façades étaient brillantes, le matériau sombre et élégant. Des voitures s’engouffraient dans le parking pour y déverser les costumes sobres et les robes chics. Sûrs d’eux, les talons claquaient sur l’asphalte qui les menait aux ascenseurs, aucun ne longeait la vitrine de la petite librairie installée à l’entrée de la forêt. Discrète, pas vraiment moderne. Une odeur de fleurs de cerisiers en émanait avec subtilité lorsque l’on passait devant et que l’on y prêtait attention.
Elle était là bien avant les travaux.
Elle y serait longtemps après, tant que le gumiho aux yeux d’or tiendrait sa promesse.
D’un mouvement souple, le renard pivota, son café à emporter dans une main. Il était encore bien trop chaud pour qu’il y trempe les lèvres. Il venait de se brûler et il coinça la langue entre ses dents, comme si cela pouvait le guérir en une seconde.
De l’autre côté de la route, deux hommes et une femme pénétraient dans la librairie. La porte, fermée depuis presque un an, donna du fil à retordre au plus âgé. La femme tenait une pochette et portait un tailleur. Il l’avait déjà aperçu par le passé. Il s’agissait de la notaire de l’ancienne libraire. Quant au plus jeune… Le renard percevait un léger tremblement dans tout son corps. De l’impatience, de l’enthousiasme, de l’appréhension ? Peut-être un peu tout mélangé. Sa mâchoire était aussi carrée que ses épaules, pourtant il était grand et maigre ce qui témoignait de sa fin d’adolescence. Ses cheveux sombres étaient coupés à la coréenne. Avec régularité, il passait une main dedans pour dégager sa vue, sans succès. Ses mèches retombaient toujours sur son front. Il était beau, mais n’avait sans doute pas vingt ans.
Le renard plissa les yeux. Que faisait-il ici ? Il aurait moins dénoté devant l’entrée d’une société de divertissement dans le quartier de Gangnam.
Il avala une gorgée. Le café avait enfin refroidi, il en profita pour vider la moitié de son gobelet avant de le tendre à un sans-abri qui comptait les pièces dans sa main.
“Ça te tente ? Il est sucré.”
Surpris, l’homme hésita, puis s’en empara.
“Vous en voulez plus ?”
“Non, prends-le.”
“C’est pas d’refus” répondit le sans-abri en y plongeant le nez.
Il fallait dire qu’il n’en buvait pas souvent. Quand on lui donnait quelque chose, c’était un sandwich ou un soda, jamais un café. Et pourtant, ce goût-là lui avait manqué, il s’en rendit compte aussitôt.
Quand il eut terminé et qu’il leva le menton pour le remercier, son bienfaiteur avait disparu. À la place, un billet de 50 000 won s’agitait sous la brise dans son bonnet posé sur le sol. Pour éviter qu’il s’envole, il l’attrapa et le fourra dans sa poche avant de scruter le trottoir d’en face. Tiens, que faisait le roux, se demanda le sans-abri. Il avait tout l’air d’un voyeur à présent.
De l’autre côté de la rue, une silhouette aux yeux d’or cachait ses cheveux flamboyants sous la capuche de sa veste. Le nez collé contre un coin de la vitrine, il observait les trois individus à l’intérieur de la librairie.
Le jeune homme tournait sur lui-même. Il scrutait chaque détail. Les vieilles bibliothèques de bois s’étalaient contre les murs. Sur l’une des tables, son doigt s’enfonça dans la couche de poussière. Derrière le comptoir, il appuya sur une touche de la caisse enregistreuse qui se bloqua. Elle datait un peu trop et ne devait plus fonctionner. Il y avait encore quelques ouvrages oubliés, impossibles à conserver. Le plus jeune prit l’un d’entre eux et l’ouvrit avant de le renifler. Le renard aussi avait eu ce réflexe la première fois qu’il avait découvert un livre moderne, quelques années plus tôt.
Était-ce bon signe ? Rien n’était moins sûr.
La librairie semblait avoir trouvé son nouveau propriétaire, et ça l’inquiétait. Le gumiho avait une promesse à tenir et il ne comptait pas la rompre. Après de longs mois à attendre cette arrivée, il s’était résigné. Le descendant de la vieille Bo n’avait pas dû accepter de s’occuper d’une boutique sans avenir. Le renard s’était mis en tête qu’elle serait vendue pour être transformée en discothèque à la mode. Mais lui vivant, cela ne se passerait pas comme ça. Il mènerait la vie dure à ce projet, ferait tout pour perturber les travaux. Et si personne ne voulait de la librairie, il la rachèterait lui-même. Il avait fait une promesse. Keum Dong-i n’avait qu’une parole.