Erika Boyer - Contemporary Romance
Sally revient pour la première fois depuis son adolescence dans son village natal afin de passer les fêtes avec sa grand-mère. Ici, personne n’est au courant de sa transition de genre. Dans la mémoire des gens, elle est le petit-fils … more
Un pas en arrière, les yeux rivés sur le travail accompli, je croise les bras et affiche un sourire satisfait.
Magnifique.
“C’est quoi ?”
Je tourne la tête en entendant ma voix préférée. Un mini-moi se tient là et se frotte les yeux.
Charlie vient de se lever et porte encore sa grenouillère préférée. Cadeau de Margotte, comme il appelle notre vieille voisine. Il a neuf ans, mais il refuse de dormir dans autre chose que ce type de pyjama.
Il n’aime pas les motifs qu’on trouve en magasin, il a un style bien à lui – un peu semblable au mien, mais un chouïa moins sombre et, évidemment, sans tatouage ni piercing –, alors Margot lui a confectionné plusieurs grenouillères à son goût.
Celle-ci est parfaite pour la fête qui approche : rouge sur la moitié inférieure, blanche sur la partie supérieure, un renne noir qui tient une guitare au centre…
Noël, mais plus stylé !
Sa tenue est complétée par Lolita, son lapin blanc avec une croix à la place d’un œil, une cicatrice sur le ventre, un cœur rouge dessiné sur la poitrine et un collier noir.
Je trouve mon fils absolument adorable. En toute objectivité, c’est le garçon le plus mignon du monde. Et comme toujours quand je le vois, je dois retenir ma furieuse envie de le prendre dans mes bras et de le serrer de toutes mes forces.
“Papa ?”
Est-ce que je fonds chaque fois qu’il m’appelle Papa alors qu’il le fait depuis des années ?
Complètement.
Mais il a grandi, alors j’essaye de ne pas l’étouffer de mon amour.
Ou de mes câlins.
Je me retiens donc et réponds plutôt à sa question initiale.
“Notre sapin de Noël.”
“Non.”
“Comment ça, ‘non’ ?”
“Ce n’est pas un sapin de Noël.”
“Bien sûr que si, je suis allé le couper moi-même, je t’assure que c’est bien un sapin. Et avec la décoration, ça devient un sapin de Noël.”
“Tu es allé dans la forêt à côté ?”
Je hoche la tête, fier de moi et de ma surprise. Mais quand Charlie pose Lolita et soupire, je sais qu’il va m’expliquer pour quelles raisons je ne devrais pas l’être.
“Premièrement, tu n’as pas le droit de faire ça, le propriétaire ne va pas être content que tu voles ses arbres. Et deuxièmement, il n’y a pas de sapins chez nous, ce sont des pins.”
“Pins, sapins, ça change quoi ?”
“Ils sont de la même famille, les pinacées, mais leurs aiguilles et leurs silhouettes sont différentes.”
Je tourne à nouveau la tête en direction de ce qui est apparemment un pin de Noël. C’est un arbre vert avec des aiguilles, alors pour moi, c’est du pareil au même.
Pas pour mon fils.
Et s’il dit que ce n’est pas la même chose, c’est que ce n’est pas la même chose.
“Tu es vraiment intelligent !”
“Tu m’as offert un livre sur les arbres.”
Il dit ça comme si c’était l’unique explication...
“J’aurais dû le lire aussi… Enfin bon, si on oublie l’erreur d’espèce, ma décoration est pas mal, non ?”
“Mmh…”
Je connais mon fils par cœur, alors je sais qu’il n’ose pas dire ce qu’il pense, et s’il ne le fait pas, c’est parce qu’il ne veut pas me blesser.
C’est un enfant profondément gentil, même si certains peinent à s’en rendre compte. On se ressemble sur plusieurs points, mais il est bien moins à l’aise que moi avec les autres.
Gamin, j’avais des tas d’amis. J’ai toujours eu des facilités à communiquer avec les autres, contrairement à lui qui ne s’ouvre vraiment qu’avec quelques-uns de ses camarades, Margot et moi.
Même avec sa mère, il est plutôt renfermé. Cela dit, c’est sûrement parce qu’il ne la voit presque jamais ; elle l’a complètement abandonné et il ne lui fait pas confiance.
Pour ma part, je veux qu’il continue à croire en notre relation et en l’amour que je lui porte. Si je ne gagnerai jamais le prix de père de l’année, je tiens à ce que mon garçon puisse être qui il veut en ma présence.
Avec cette idée en tête, je m’accroupis et pose une main rassurante sur sa tête.
“Tu sais qu’avec moi, tu peux être honnête ? Je ne vais pas me vexer, Charlie.”
“C’est moche.”
Il ne lui aura pas fallu beaucoup plus que la certitude d’avoir le droit de dire ce qu’il veut pour me balancer la vérité au visage…
C’est plus fort que moi, j’explose de rire. Puis, complètement gaga de lui, je fous mon contrôle en l’air et le prends dans mes bras.
“Pense à mettre des formes si tu t’adresses à quelqu’un d’autre que moi.”
“C’est noté.”
Sur ces mots, il passe ses bras autour de mon cou.
J’ai enfin le droit à mon câlin du matin !
Mon (sa)pin est oublié – on est seulement en novembre, j’ai encore le temps de trouver une solution pour que notre maison soit joliment décorée –, je n’accorde d’importance qu’au petit garçon que j’ai dans les bras et que j’aime plus que tout au monde.
J’embrasse ses cheveux aussi noirs que les miens, puis son front, et enfin le grain de beauté sous son œil gauche, exactement le même que celui que j’ai sur mon visage. C’est mon fils biologique, il n’y a vraiment aucun doute possible.
Nous n’avions que quatorze ans quand sa mère est tombée enceinte ; deux collégiens même pas amoureux qui ont eu la bêtise de croire qu’il n’y avait pas de risque sans préservatif tant qu’on se retire avant l’éjaculation.
Je n’arrive toujours pas à comprendre comment j’ai pu être aussi idiot. Mes parents ne parlaient pas de sexualité avec moi, mais j’ai eu des cours à ce sujet, je n’ai pas d’excuse valable.
Je regrette ma stupidité, certainement pas le résultat. Charlie a complètement changé ma vie, et contrairement à ce qu’on me disait, il l’a fait pour le meilleur.
Si je ne les détestais pas, je pourrais presque remercier les parents de sa mère qui l’ont empêchée d’avorter. D’après eux, Dieu ne l’aurait pas toléré.
En revanche, abandonner le bébé entre mes bras après la naissance, aucun problème…
Je ne suis pas convaincu qu’ils aient bien lu la Bible, mais cela m’est égal.
J’ai dû étudier tout en m’occupant de mon fils. J’ai oublié un temps à quoi ressemblait une vraie nuit. Mes parents n’ont rempli leurs obligations que jusqu’à ma majorité avant de nous abandonner tous les deux.
Tous les jours n’ont pas été simples.
Pourtant, Charlie est mon plus grand bonheur.
Franchement, je ne suis pas à plaindre, j’ai un gamin incroyable, une voisine en or, une maison gratuite – mes parents me l’ont laissée avant de déménager à l’autre bout de la France ; si ce n’est pas gentil de leur part ! –, un super travail à la mairie…
Ma vie est parfaite, je ne veux rien de plus.
À part peut-être un vrai sapin.
“Papa…”
Ça, c’est le signe qu’il en a marre de notre câlin.
J’ai envie de le croquer ou de le serrer encore plus fort, mais je ne veux pas lui faire mal et j’essaye tant bien que mal de respecter ses envies et ses besoins, alors je le repose par terre.
“Allez, va te laver, et après, on ira aider Margot à faire des confitures. On lui demandera au passage si elle a des astuces pour faire un joli sapin.”
“Elle a toujours des astuces !”
Charlie est fan de cette vieille dame, je pourrais être jaloux si je ne l’adorais pas aussi.
Je la connais depuis ma naissance, et d’aussi loin que je me souvienne, elle a toujours été formidable.
Je jouais souvent chez elle avec son petit-fils et il n’y avait pas meilleure qu’elle pour trouver des activités amusantes à faire dans ce trou paumé qui nous sert de village.
Elle est particulièrement créative, elle rendrait une simple carotte passionnante !
“Je sais quel sera son premier conseil pour toi.”
Surpris par la remarque de Charlie, je lâche le carton que je comptais ranger et me retourne.
“Vraiment ? Ce sera quoi ?”
“Achète un sapin.”
Je ris à gorge déployée.
“Correct. Allez, moqueur, va te laver.”
“Papa…”
À sa façon de prononcer ce mot, je sais ce qu’il a en tête – quand je dis que je le connais par cœur, ce n’est pas une blague. Là, il m’informe que j’ai oublié quelque chose.
Voilà le genre de père que je suis : celui dont le gamin lui apprend comment l’éduquer parce que personne n’a été foutu de lui expliquer, et qui a la chance d’avoir un fils incroyablement bien élevé malgré tout.
“Le petit déjeuner ! Tu as faim ?”
“Non.”
“Tu vas quand même manger un truc.”
Le temps s’arrête un instant. Je m’accroupis devant Charlie et pose mes mains sur ses épaules.
“Je n’ai pas été trop autoritaire, hein ? Je fais bien de te pousser à manger au moins un peu, pas vrai ?”
Neuf ans ont passé et je ne sais toujours pas me comporter comme un père normal.
Mais mon fils n’agit pas non plus comme un enfant normal et cela ne l’empêche pas d’être parfaitement heureux, alors je m’en fous d’être aussi atypique dans mon éducation que je le suis dans mon style vestimentaire.
Il faut avouer que ma coupe wolfcut, la chaîne qui est accrochée d’un côté à ma lèvre et de l’autre à mon oreille, tous mes piercings et les nombreux tatouages qui remontent jusque dans mon cou et au bout de mes doigts me font un peu détonner.
Charlie sourit et pose à son tour une main sur mon épaule. C’est un geste banal, mais affectueux pour lui, et je le reçois avec joie.
Il mange en vitesse, puis il monte se préparer au moment où le téléphone sonne.
“Allô ?”
“Bonjour, Gabriel, c’est Margot. Tout va bien par chez vous ?”
“Au top, Margotte. On se prépare justement à venir chez toi.”
“J’appelais pour ça. Est-ce que tu as du sirop d’érable ? Je sais que Charlie en mange, mais je n’en ai pas racheté et ma petite-fille va bientôt arriver, je n’ose pas aller jusqu’au magasin.”
“Il peut s’en passer, tu sais ?”
“Sally aime beaucoup aussi, ça me ferait plaisir de l’accueillir avec des pancakes.”
“D’accord, j’apporte ça. Mais tu es sûre que tu veux qu’on vienne ? On ne va pas vous déranger ?”
“Du tout ! Elle a accepté de passer Noël avec moi et va rester tout le mois de décembre, peut-être plus, si j’ai mon mot à dire, alors j’aurai du temps seule avec elle.”
“Ça marche, on arrive sous peu alors. Avec le sirop d’érable !”
“Merci et à tout à l’heure !”
Je raccroche en souriant, heureux de savoir que Margot aura un peu de sa famille avec elle pour Noël cette année. Elle ne le fête jamais seule, on est tous là, avec l’association, mais ce n’est pas pareil. C’est une bonne chose que sa petite-fille ait accepté de venir.
“On y va ?”
Je relève la tête et découvre Charlie, entièrement habillé, son gros manteau noir sur le dos, son écharpe rouge autour du cou, ses bottes en cuir remontant sur un jean foncé et troué, et dans sa main, le sirop d’érable.
Je souris de le voir si autonome.
Peut-être aussi un peu parce que Noël approche et que j’adore cette fête.
Comme chaque année, je veux qu’elle soit magique pour tous ceux qui m’entourent.
J’espère que cette Sally est prête, parce que je vais lui faire vivre le meilleur mois de décembre de sa vie !
Ou le pire, si on se réfère à mon choix de sapin…