En terrain hostile - Webnovel - Narae

En terrain hostile

Julie Huleux - Contemporary Romance

Envoyée en mission humanitaire sur une île tropicale isolée, Aurore, jeune médecin idéaliste, découvre vite que l'épidémie signalée n’est qu’un écran de fumée. Derrière les regards méfiants des habitants et les silences, un danger invisible rôde. Sa rencontre avec Romain, … more


10 Episodes

Épisode 1

 

Aurore

 

L’air dense et humide du sud de l’Afrique s’accroche à ma peau alors que je pose le pied sur le tarmac brûlant. Le bourdonnement régulier des moteurs de l’avion, presque apaisant, semble résonner en harmonie avec le martèlement de mon cœur. Je monte les marches de métal usé qui vibrent sous mes pieds à chaque pas, jusqu’à la cabine exiguë du petit bimoteur qui va faire la liaison avec ma destination finale.

 

Mes doigts caressent machinalement le bracelet brésilien à mon poignet, comme si le contact des fils bleus élimés pouvait me donner le courage nécessaire. Ce talisman ne m’a jamais quittée depuis ma première mission humanitaire.

 

L’avion est minuscule. Je m’installe sur un siège près d’un hublot m’offrant une vue imprenable sur la côte. Le paysage de carte postale contraste avec la gravité de la mission qui m’attend.

 

La chaleur extérieure et l’odeur de kérosène me montent à la tête. Je me sens à la fois exaltée et nerveuse à l’idée de ce que je vais découvrir là-bas.

 

Le stress fait picoter mes doigts. Je les craque discrètement, un à un, pour évacuer la tension. C’est un vieux réflexe, une mauvaise habitude qui me revient quand je ne maîtrise plus tout à fait la situation. Pourtant, je sais que je suis à ma place, que c’est là que je dois être pour aider au mieux.

 

C’est là que je dois être pour sauver des vies.

 

J’ouvre mon sac, sors les rapports épidémiologiques et les pose sur mes genoux. Ça me rassure de voir ces documents : il y a des éléments concrets sur lesquels je vais pouvoir m’appuyer. L’inconnu, c’est toujours ce qu’il y a de plus difficile à gérer.

 

Le vol est court. Le coucou est plein : une dizaine de passagers et juste un pilote et son copilote, concentrés sur leurs instruments. J’ose à peine tourner la tête vers les autres. Je ne sais pas qui ils sont, ni pourquoi ils vont là-bas. Volontaires ? Résidents locaux ? Je n’en ai aucune idée.

 

Le ronronnement des moteurs couvre le bruit de mes pensées. L’horizon infini de l’océan Indien s’étend sous mes yeux, le ciel se confond avec l’eau dans un camaïeu de bleus. Je n’ai jamais vu de paysage aussi pur, aussi parfait.

 

Je me surprends à sourire, un peu plus apaisée.

 

Mais la beauté de ce coin du monde ne me fait pas oublier la menace qui s’y cache.

 

Mon cœur se serre alors que je relis des passages du rapport d’épidémie. Les informations dont je dispose ne donnent qu’un aperçu des ravages que cette maladie inconnue est en train de faire.

 

Je ne connais pas les gens sur place, je ne sais pas qui m’a précédée dans cette mission de Médecins sans Frontières, et encore moins pourquoi il a fallu que ce soit moi qu’on envoie pour reprendre le flambeau. Mais je vais découvrir ce qui se passe là-bas, et je vais les aider.

 

La carlingue de l’avion s’incline doucement, indiquant que nous entamons notre descente vers l’île de Moyara. Je me redresse dans mon siège, inconsciemment. Mon front se plisse, mes yeux scrutant l’horizon à la recherche de la terre. Mon cœur s’emballe un peu plus, l’adrénaline pulse dans mes veines. Mon estomac se serre, et je me rends compte que j’ai les mains moites.

 

Puis je vois la côte. Le tracé de l’île se dessine sous moi, et mon souffle se coupe.

 

Des plages de sable immaculées, des forêts verdoyantes, des collines, des falaises abruptes et des rivières…

 

La beauté de l’île de Moyara me frappe de plein fouet. J’en ai le vertige.

 

Sous l’aile de l’avion, l’eau est turquoise, d’une clarté surréaliste. Le lagon se détache de l’azur de l’océan, et les récifs de corail en dessinent les contours. C’est tout simplement incroyable.

 

L’avion continue sa descente, et je garde les yeux rivés au hublot pour ne rien perdre du spectacle. Au fur et à mesure que nous nous rapprochons du sol, les détails de la vie sur l’île s’imposent : les barques de pêcheurs dans l’eau, les cases sur la plage, les palmiers, et jusqu’aux oiseaux exotiques qui survolent les collines.

 

Mon cœur bat d’excitation alors que j’imagine déjà le dépaysement que je vais vivre ici.

 

L’atterrissage se fait en douceur, et je suis la première surprise de constater que l’avion a touché terre. Si je n’avais pas scruté le paysage jusqu’au bout, je ne m’en serais même pas rendu compte.

 

La chaleur moite de l’île m’enveloppe dès que je mets un pied dehors. Elle colle à ma peau et dépose sur mes lèvres un goût de sel. Mes narines en frémissent alors que les effluves sucrés des fleurs tropicales me parviennent. Je respire à pleins poumons, ravie de découvrir tous ces nouveaux parfums.

 

Je m’arrête sur la piste en bitume, et j’enlève mes lunettes de soleil pour apprécier pleinement le décor. Je suis à nouveau frappée par l’incroyable beauté de cette île. Sa végétation dense et luxuriante et la pureté de ses couleurs me laissent sans voix.

 

Les quelques maisons que je distingue, à l’orée de la forêt, sont en bois et en tôle. Elles sont peintes de teintes vives et entourées de jardins fleuris. Les bleus et les verts dominent le paysage, mais çà et là, des fleurs exotiques d’un rouge éclatant ou d’un jaune lumineux captent mon regard.

 

Le ronronnement du moteur de l’avion est maintenant coupé, et je perçois le chant des oiseaux. La nature m’offre un bouquet de sensations, et j’en suis toute émue.

 

Mais je dois me ressaisir. Je replace mes lunettes de soleil sur mon nez, et je m’avance vers le petit bâtiment qui borde la piste d’atterrissage. Ça doit être la tour de contrôle et le hall de l’aérodrome, enfin, c’est ce que j’imagine. Tout s’est enchaîné si vite depuis l’appel de Médecins sans Frontières pour cette mission que je n’ai pas eu le temps de me renseigner sur cette île. Je ne connais rien de ses habitants, ni de leur mode de vie, encore moins de leurs infrastructures.

 

Je ne vois personne sur la plage au loin ni près des arbres. C’est un peu étrange, pour un si bel endroit… Mais il y a un petit attroupement de gens au bord du tarmac. Ils sont juste une poignée à attendre, mais je vois bien qu’ils s’agitent. Ils se parlent à voix basse, et leurs visages sont fermés.

 

L’un d’eux se détache du groupe, et vient à ma rencontre. C’est un homme d’âge mûr, à la peau cuivrée, vêtu d’un pantalon en toile beige et d’une chemise blanche à manches courtes. Il porte un chapeau de paille, qu’il incline en guise de salut. Je ne vois pas ses yeux, mais son sourire est accueillant. Je lui rends son salut, en me demandant dans quelle langue nous allons échanger :

 

“Bonjour.”

“Bonjour, madame” me répond-il avec un accent chantant. “Bienvenue à Moyara. J’espère que vous avez fait bon voyage.”

“Oui, merci” soufflé-je. “Je suis le docteur Varenne. Vous êtes mon contact ?”

 

Il acquiesce.

 

“Mon nom est Raj, je vais vous conduire à la clinique. Venez avec moi, s’il vous plaît. ”

 

Il s’écarte pour m’indiquer la direction, et je réalise qu’il y a un vieux pick-up cabossé garé de l’autre côté du bâtiment.

 

Raj me fait un sourire qui me paraît plutôt sincère, mais ses yeux balayent les alentours, nerveux. Je ne sais pas s’il cherche à éviter mon regard ou s’il surveille discrètement les environs. Peut-être que la situation sur l’île le rend simplement tendu.

 

Je hoche la tête pour lui signifier que je le suis, et me mets en route vers la voiture.

 

“Je vous remercie d’être venu me chercher” dis-je pour briser un peu le silence. “J’espère que j’arrive à temps pour soulager les malades.”

“On arrive quand on peut. Plus vite, mieux c’est.”

 

Je fronce les sourcils, parce que sa réponse est un peu sèche. Mais je n’ai pas de temps à perdre à me formaliser de ce genre de détails. Je suis ici pour aider cette population contre l’épidémie qui la touche. Si cet homme a peur de la maladie et veut qu’on soit prudents, je ne peux pas lui en vouloir. Moi-même, je ne sais pas à quoi m’attendre à l’hôpital de l’île.

 

Nous chargeons ma valise et mon sac à dos à l’arrière du pick-up. Je m’installe sur le siège passager, Raj prend le volant, et nous démarrons sans plus de cérémonie.

 

Je ferme les yeux une seconde pour savourer la sensation du vent sur mon visage, mais rapidement, c’est un air moite qui envahit l’habitacle. Les vitres baissées ne parviennent pas à chasser la lourdeur de l’air, et je suis bien obligée de me réfugier plus à gauche de mon siège pour ne pas cuire sous le soleil.

 

Nous roulons sur une petite route de terre, en direction de l’intérieur de l’île. Je suis une nouvelle fois éblouie par la végétation luxuriante. Ce vert intense, alourdi par la chaleur, me paraît presque irréel. Presque violent. Le contraste entre la beauté de Moyara et les troubles de sa population me perturbe.

 

Je ne connais rien de cette île, mais je sens que quelque chose cloche. Les gens que nous croisons marchent vite, sans se regarder, et sans nous jeter plus qu’un coup d’œil méfiant. Ils se parlent à voix basse et ne s’attardent pas.

 

Plus nous avançons, plus mon malaise grandit. J’ai l’impression que la végétation nous encercle, que l’épaisse jungle veut nous engloutir. La chaleur humide m’oppresse, et je me rends compte que j’ai les poings serrés. Mon corps tout entier est en alerte, mes sens en éveil, comme si j’étais un animal traqué. Mon esprit cartésien de médecin me hurle que c’est absurde, mais mon instinct ne me laisse pas de choix.

 

Je me penche vers Raj pour avoir un angle de vue plus large et observer un peu mieux les gens que nous croisons. Je ne vois pas d’enfants ni de personnes âgées. Je cherche à comprendre ce qu’il se passe, mais je ne peux que supposer. Est-ce que toute la population de Moyara est affectée par la maladie ? Celle-ci est-elle contagieuse à ce point ?

 

Une partie de moi s’interroge sur les précautions que je vais devoir prendre, mais ce n’est pas le moment de penser à moi. Si la situation est si grave, je dois vite me rendre utile auprès des malades.

 

C’est mon devoir de médecin, un serment que j’ai prêté et que je respecte de tout mon cœur. Mais plus nous nous enfonçons dans la jungle, plus ce silence me fait l’effet d’un avertissement. Comme si je m’apprêtais à plonger la tête la première dans la gueule du loup.

 

À peine arrivée à l’hôpital de campagne, je suis saisie par l’odeur de sang et de sueur, mêlée à celle des antiseptiques. Un parfum âcre, métallique, presque suffocant. Un parfum de souffrance.

 

Un parfum de mort.

 

J’inspire difficilement pour me donner du courage, et je m’avance sans traîner.

 

Le bâtiment qui sert de clinique est en dur, heureusement, mais j’ai tout de suite conscience que ce n’est pas un lieu de soins à la base. Les différents services sont séparés par de simples cloisons en bois, et les malades sont trop nombreux pour les quelques lits disponibles. Il y a des corps allongés sur des brancards, à même le sol, ou calés sur des chaises. Les allées sont encombrées de matériel médical, et le personnel soignant s’affaire dans une sorte de ballet organisé, où l’urgence et la gravité des situations sont palpables.

 

Il y a des médecins, des infirmières, des aides-soignants, et même des bénévoles il me semble. Beaucoup de monde, mais j’ai immédiatement conscience que ce ne sera pas assez pour endiguer le drame.

 

Les soignants vont et viennent, entre deux patients, administrent un médicament par-ci, changent une perfusion par-là, sans jamais rester plus de quelques minutes avec la même personne. Ils n’ont pas le choix. Ils ont l’air épuisés, mais ils ne se plaignent pas. Ils donnent tout ce qu’ils peuvent pour sauver un maximum de vies.

 

Je ne sais que trop bien ce que ça signifie. Quand on en est à ce stade, c’est que les choses vont mal. Très mal.

 

Je me fraye un chemin, à la recherche de l’un de mes nouveaux collègues. J’observe, j’analyse. J’ai encore trop peu d’éléments concernant cette maladie, mais j’ai maintenant quelques cas concrets sous les yeux, et les questions s’accumulent dans mon esprit.

 

Mon regard s’attarde sur l’un des soignants, en train de vérifier la perfusion d’un patient. Son T-shirt est taché de sang, ce qui me surprend. Les virus comme la dengue, Ebola ou la grippe H1N1 peuvent provoquer des hémorragies. Mais il n’y a pas de manifestation de ce type sur les malades que j’aperçois, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes.

 

Je ne vois aucune éruption cutanée, aucun ganglion enflé ni pustule, ni même de la sueur sur la peau des malades. Pas de toux, ni de vomissement, ni de tremblement. Juste ces corps immobiles, au teint cireux et aux membres rigides…

 

En fait, tout ce que je peux observer dans la posture des patients, c’est leur immobilité. Ils respirent à peine. Ils sont sous oxygène, mais il n’y a aucun appareil de surveillance cardiaque. J’aperçois un infirmier essayer de prendre le pouls d’un vieil homme aux poignets si fins qu’on dirait que l’os va céder.

 

Les épidémies touchent souvent les personnes les plus fragiles, les jeunes enfants et les personnes âgées. Mais ici, je ne vois aucun enfant, et encore moins de nourrisson.

 

J’ai peut-être une vision trop restreinte du problème…

 

Mon regard tombe sur une femme en train de pleurer doucement, seule au milieu de l’agitation de la clinique. Elle a les mains croisées sous le menton, et serre les yeux très fort, comme pour retenir ses larmes. Sa peau est un peu plus claire que celle des autres habitants de Moyara. Elle est installée sur un siège, le dos droit et les genoux serrés, avec une grâce naturelle, mais son visage est marqué par la fatigue. Ses longs cheveux ondulés sont attachés en une queue de cheval basse, et elle porte un uniforme de soignante.

 

J’hésite. J’ai besoin de plus d’informations sur la situation sanitaire de l’île, mais ce n’est pas le moment. Pas comme ça. Alors je m’arrête à une distance respectueuse, et je lui adresse simplement un regard. Un signe silencieux, presque un sourire.

 

Elle ouvre les yeux, me dévisage, et se redresse lentement.

 

“Vous venez d’arriver ?” demande-t-elle, la voix rauque.

“Oui… Je suis le docteur Aurore Varenne.”

 

Elle me fixe quelques secondes, les sourcils froncés.

 

“Le nouveau médecin ?” dit-elle enfin.

 

Je hoche la tête, et elle m’attrape par le bras pour m’entraîner derrière elle. Je suis un peu surprise par son élan, mais je n’ai pas le temps de protester. Nous passons devant deux brancards, pour nous arrêter devant un paravent dressé dans un coin de la clinique. La femme tire le paravent pour me laisser entrer, et me fait un signe de tête pour m’inviter à regarder. Elle n’a pas besoin de m’en dire plus.

 

Là, il y a deux corps. Le drap qui les recouvre est trop fin pour cacher les contours des cadavres. Je vois leurs pieds, leurs jambes, leurs mains jointes sur le thorax. Et les taches de sang qui ont imbibé le tissu.

 

“Le docteur Da Silva est morte hier soir” m’annonce ma guide.

“Oh, mon Dieu…” murmuré-je en réponse.

 

Je m’approche des corps sans y penser. Mon côté scientifique reprend le dessus, et je soulève doucement le drap pour voir les visages des défunts. Ils sont pâles et cireux, comme les malades sous oxygène. Mais leurs yeux sont ouverts, et leur bouche aussi, comme s’ils avaient crié avant de mourir.

 

“C’est elle qui a appelé votre organisation à l’aide. Mais vous êtes arrivée trop tard…”

“Et l’autre victime ?”demandé-je.

“Un des malades. Un touriste.”

 

Je laisse le drap retomber sur les corps, et fais quelques pas en arrière pour sortir de l’espace délimité par le paravent. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine, et je me sens nauséeuse.

 

Mon regard survole les dizaines de malades et le ballet des soignants qui s’occupent d’eux comme ils le peuvent, et je repense à ce que je sais de l’île. Moyara est reculée, et cette épidémie ne fait pas la une des journaux. Mais les îles de l’océan Indien sont des destinations touristiques prisées, donc je ne comprends pas pourquoi l’information n’a pas été relayée…

 

Je n’avais jamais entendu parler de l’île avant d’être affectée à cette mission. C’est comme si ce petit bout de terre au milieu de l’océan n’existait pas. Et maintenant cette maladie tout aussi inconnue ?

 

Ça n’a pas de sens.

 

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